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“Il Viaggio, Dante” : un voyage splendide à travers nos rêves et nos cauchemars

Hélène Kuttner 22 mars 2025
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©Bernd-Uhlig-OnP

À l’Opéra Garnier, le compositeur Pascal Dusapin et son librettiste Frédéric Boyer, écrivain, poète et traducteur, reprennent l’opéra créé en 2022 au Festival d’Aix-en-Provence, dans la brillante mise en scène de Claus Guth. Avec le chef Kent Nagano et un orchestre réduit à quarante musiciens, ce voyage aux confins des limbes, de l’enfer et du paradis tient du pur chef-d’oeuvre théâtral et musical, porté par une distribution parfaite. Ne le ratez sous aucun prétexte.

Un voyage vers la lumière

©Bernd-Uhlig-OnP

C’est un défi total, qu’ont relevé avec une maestria prodigieuse Pascal Dusapin, pour la partition et Frédéric Boyer pour le livret. Il s’agissait de réduire cette oeuvre poétique impressionnante, chef-d’oeuvre mondial, épopée initiatique en même temps que réflexion philosophique sur la vie, la mort, le salut éternel, la force de l’amour, à un livret d’opéra qui traverse les trois livres, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, avec plus de 500 personnages et une multitude de dialogues très brefs. Le héros, qui n’est autre que l’auteur lui-même, Dante Alighieri, assisté de son fidèle compagnon Virgile, se trouve plongé dans un univers mystérieux après la disparition de l’amour de sa vie, la belle Béatrice. Il va donc traverser toutes sortes d’épreuves, dans des mondes de plus en plus cruels, se confronter aux souffrances et aux errances, pour enfin accéder à la lumière d’une vision amoureuse, Béatrice, qui s’apparente au bonheur de vivre. Dans les trois mondes traversés, celui des damnés, avec la descente aux enfers, celui du repentir avec la souffrance des fautes, et celui des bienheureux avec la sérénité radieuse, Dante incarne les étapes de toute destinée humaine, par delà la croyance chrétienne et les cultures. 

Une épopée du langage et de la musique

©Bernd-Uhlig-OnP

Car ce voyage, en quête de bonheur et de rédemption, est aussi celui de chaque humain et de chaque artiste. Le héros parle très peu, mais les choses, les événements adviennent à lui, dans la langue poétique et fulgurante créée par l’auteur, animé par l’ambition folle de rendre les hommes meilleurs et plus heureux, conscients du trépas. La scène devient donc un espace mental où la terre, la lune, les étoiles, l’enfer et le paradis vont cohabiter de manière merveilleuse, fantastique et terriblement humaine. « La mer que je prends ne fut jamais parcourue » prévient le narrateur dans le prologue de Dante, repris par Frédéric Boyer pour l’opéra. « N’entrez pas en haute mer ». Au risque de nous perdre. Le spectacle auquel on assiste aujourd’hui, serti par la fulgurance mélodique, la liberté fructueuse et l’éclat de la composition de Dusapin, nous plonge donc dans des univers sans cesse mouvants, à l’étrangeté ravageuse qui nous enveloppent totalement, à l’instar des cercles successifs qui nous happent comme l’entonnoir de l’enfer. 

Une mise en scène prodigieuse

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Claus Guth, le metteur en scène, colle magnifiquement au propos de l’opéra de Dusapin en ce qu’il suggère, au moyen de vidéos subtilement réalisées par Rocafilm, l’enfermement et le désespoir initial du héros. Dans une pièce dont les hauts murs ternis semblent avoir été laissés à l’abandon depuis le Moyen Age, décors d’Étienne Pluss, éclairés superbement par Fabrice Kerbour, Bo Skovhus, colosse meurtri par le chagrin, magistral, panse ses plaies. Sa chemise blanche est tâchée de sang. Il vient d’avoir un accident de voiture dans une forêt sombre et des images de son amoureuse disparue traversent sa conscience. De l’autre côté de la scène, surgissant comme à travers les murs ou les fenêtres, le jeune Dante apparaît comme dans le rêve du héros mûr. Il se revoit à l’âge de 9 ans, tombant amoureux de Béatrice. La mezzo-soprano Christel Loetzsch prête sa longue silhouette, ténébreuse et androgyne, au jeune poète, ainsi que son timbre voluptueux, jouant à la perfection de cette indécision de genre, navigant entre des médiums précieux et des graves intimes, agile et secrète, face au Dante plus âgé. 

Des voix superbes

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Grande idée donc de dissocier les héros, amplifiant les marges du temps et de l’espace, l’écriture du livre, avec le jeune héros, et la vie, avec le héros vieillissant, alors que Béatrice fascine dans sa robe écarlate et ses talons vertigineux, corps sculpté comme lors d’une apparition, incarnée par Jennifer France, qui conjugue très agréablement une présence à la sensualité torride et une voix de soprano à la technique parfaite. C’est elle seule qui fait scintiller ce monde empli de fureurs, de cauchemars et de vices. Car l’enfer est collectif. « Avance ! » intime le fidèle Virgile au héros, malgré la souffrance, malgré l’obscurité. La basse David Leigh, silhouette christique et voix d’airain, sublime l’incarnation de ce personnage posé comme une créature divine. A l’opposé de cette gravité tellurique, mais rassurante, la voix flûtée, céleste et cristalline de la soprano Danae Kontora, silhouette gracile de poupée effervescente, ultra mobile, fait des merveilles. La jeune cantatrice, repérée pour son interprétation virtuose de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée, réalise ici des prodiges vocaux qui font danser les étoiles. Enfin, le contre-ténor Dominique Visse fascine par sa composition délirante et grotesque de Béatrice âgée, voix et corps saisis de folie et de stupeur, comme pour mieux nous happer dans un cauchemar consenti. Giovanni Battista Parodi, superbe narrateur en costume scintillant, nous ramène ironiquement, micro en main, à la narration. Dans la fosse, le magnifique chef-d’orchestre Kent Nagano impulse aux quarante musiciens et aux chœurs sublimes, dirigés par Alessandro di Stefano, son talent créatif, fait de respect et d’intelligence, pour cette production qui fera date.

Helène Kuttner   

 

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