Esprits, êtes-vous là ?
Les expositions immersives rencontrent un franc succès, y compris dans les théâtres. Guidés en petits groupes par la voix d’un comédien dans un ingénieux parcours, conçu et scénographié par Marc Lainé, nous découvrons au T2G une mystérieuse œuvre protéiforme réalisée sous la conduite d’artistes disparus. Au-delà de l’ésotérisme, cette proposition insolite soulève, entre autres, des questions sur l’art : ses fonctions, son pouvoir, sa fragilité. Une exposition spectacle qui a beaucoup d’esprit !
Entre vos mains se présente comme la rétrospective posthume de l’artiste médiumnique Mehdi Lamrani, déjà au centre du précédent spectacle de Marc Lainé, En travers de sa gorge (lire l’article de Farida Mostafa). Ce personnage de fiction est né à Créteil en 1994 et décédé à New York en 2022. Diplômé de l’École nationale supérieure d’Arts de Paris-Cergy, il est à l’origine d’une controverse sur le statut et la légitimité de son travail, une polémique relayée par les médias spécialisés et qui finit d’asseoir sa réputation. Le soir de son premier vernissage, on perd sa trace. Sa production suscite la curiosité autant que la suspicion des experts et des critiques.
« Je ne suis que la main qui exécute et non l’esprit qui conçoit » : en citant Augustin Lesage, figure majeure de l’art brut, peintre rattaché au mouvement spirite admiré par André Breton, Mehdi Lamrani nous explique travailler, comme lui, sous influence. « La nature même de ce personnage est d’être possédé par d’autres artistes. Aussi, il m’a semblé évident de prolonger son existence en le confiant à des créateur·rice·s dont j’admire le travail et qui ont imaginé à leur tour des artistes fictifs », explique Marc Lainé (metteur en scène et directeur de la Comédie de Valence).
Un concept original
Pour le 3e volet, l’Ensemble artistique du CDN Drôme Ardèche – une « constellation », une « fabrique pluridisciplinaire garante de la diversité des spectacles » – a donc conçu des pièces plastiques, filmiques, chorégraphiques, musicales ou littéraires. Bertrand Belin, Penda Diouf, Éric Minh Cuong Castaing et No Anger, Mickaël Phelippeau, Alice Zeniter et Stephan Zimmerli ont inventé un double fictionnel qui serait un des esprits (voir qui étaient ces artistes imaginaires ici).
Entre vos mains clôt la Trilogie fantastique de Marc Lainé, une aventure débutée par un jeu de piste organisé, en 2021 dans l’espace public, Sous nos yeux, sur les pas d’un chanteur disparu, lui aussi dans d’étranges circonstances. Une exposition de dessins sur les murs était alors « augmentée » par la lecture. Là encore, le récit s’affranchissait des codes classiques de la représentation et proposait une expérience participative. Après une pièce plus classique, en deuxième volet, le metteur en scène de théâtre renonce à nouveau aux acteurs, mais pas aux caméras utilisées systématiquement dans ses réalisations pour multiplier les points de vue et perspectives.
Le dispositif se compose de 7 pavillons. Chacun est dédié à une œuvre de 4 minutes. À l’intérieur, la voix de Mehdi Lamrani interprétée par Yanis Skouta présente au public casqué la biographie de ces artistes méconnus et comment la pièce exposée s’inscrit dans le parcours. Pendant le discours, chaque œuvre est activée, rendue vivante et inquiétante, par sa description et l’interaction du public.
À l’issue de cette déambulation au sein de ce dispositif circulaire, la voix nous invite à pénétrer dans le pavillon central occupé par un technicien placé au centre d’écrans reliés à des caméras de vidéosurveillance. Sont alors dévoilés les différents trucages qui ont permis aux œuvres exposées de s’animer. Mais ce n’est pas tout : le public a les cartes en main afin de résoudre une ultime enquête. Ces propositions hybrides sont effectivement reliées entre elles par un fil conducteur.
Des mains guidées par des esprits
Au-delà du concept, que valent ces œuvres ? La plus saisissante est sans doute celle de Zack Scarborough, un artiste américain mort durant la guerre du Vietnam imaginé par Stephan Zimmerli. Ses esquisses d’un triptyque monumental intitulé Phantom révèlent, au-delà d’une nature morte, un bombardier. La mise en scène exorcisant les visions qui hantent ce militaire est maline.
Deux installations ont également retenu notre attention. La première, conçue par Bertrand Belin, raconte l’histoire d’une femme de chambre, musicienne autodidacte, qui a composé de singulières compositions pour piano et créé des partitions de toutes pièces, en l’occurrence ses empreintes sur des pans de draps. La seconde s’inspire d’Aminata Zaaria, qui a publié son premier roman aux éditions Grasset en 2004, avant que sa bipolarité l’oblige à retourner au Sénégal. Juste avant sa disparition, elle a confié son manuscrit à Penda Diouf, qui s’était liée d’amitié avec elle. En forme d’hommage et de réparation, une stèle de textes inédits nous est offerte. Séquence émotions !
Vertigineux et éclairant
Ni imposteur, ni fou, Mehdi Lamrani se situe plutôt aux frontières du réel, là où tout peut basculer. Comme un destin ou la raison. Est-il un mystificateur qui fabule pour faire sensation ? Il préfère éviter tout malentendu : si succès, il y a, il ne le mérite pas ! Son seul talent : savoir s’effacer, justement ! Sans style caractéristique, ce dernier se définit tel un artisan, un passeur, qui se met au service de fantômes afin de mettre en lumière une œuvre restée jusque-là dans les limbes de la création. Certainement pas un faussaire, donc.
S’il n’est pas un escroc, serait-il un illuminé ? Les profondeurs de l’esprit recèlent de forces peu communes. Mais capter l’invisible et élucider une part de mystère n’est pas vraiment le propos. Ici, la notion de « possession » est envisagée dans tous les sens du terme, l’acception strictement fantastique d’origine s’élargissant à des questions psychologiques, liées aux sciences sociales, voire politiques. Michel Foucault est d’ailleurs cité et le dispositif évoque son panoptique.
Et au-delà ?
Derrière ces interrogations se dessine celle, fondamentale, de l’origine de l’acte créateur. Au travers de cette étonnante installation aux allures de jeu de piste romanesque, Marc Lainé interroge certaines de ses obsessions récurrentes : le trouble entre fiction et réalité, la disparition comme accomplissement paradoxal, le doute et la trace, donc, et surtout sa passion immodérée pour les histoires.
Son personnage dit-il la vérité ? L’humain peut-il échapper à l’aliénation ? Des spectateurs ne peuvent s’empêcher de chercher à lire un message caché laissé par Mehdi Lamrani. Que découvrirons-nous ? Passé et présent s’interpénètrent. Tangible et virtuel se percutent. C’est flottant mais parfaitement millimétré. Oui, le sens profond de cette œuvre est entre nos mains…
Sarah Meneghello
Photos © Christophe Raynaud de Lage
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