“Médée” à l’Opéra Comique : une héroïne de notre temps
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Dans la mise en scène contemporaine de Marie-Ève Signeyrole qui signe aussi la vidéo, la Médée de Chérubini apparaît comme la victime d’une longue chaîne de violences patriarcales. La soprano Joyce El-Khoury prête son talent de tragédienne et sa voix puissante à ce personnage de mère infanticide, entourée d’interprètes talentueux sous la direction de Laurence Equilbey.
Prisonnière

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Et si Médée, barbare princesse exilée, originaire de la lointaine Colchide, entraînée par son amour pour Jason à trahir son père et à tuer son frère, alors que ce dernier la quitte, en possession de la Toison d’or, pour épouser une femme plus jeune, la riche héritière du roi Créon, n’était pas celle qui est présentée comme le mythe traditionnel d’une femme jalouse et infanticide ? Et si cette magicienne puissante, acculée à tuer ses propres enfants alors qu’on les lui enlève brutalement, et à jeter un sort mortel à sa rivale, était le fruit d’une société patriarcale et raciste qui violente et manipule les femmes, en les renvoyant dans leur pays quand elles sont étrangères ? Marie-Ève Signeyrole, autrice, metteuse en scène et réalisatrice, prend le parti de comprendre la monstruosité de Médée en l’intégrant à la longue chaîne des mères infanticides sous l’emprise du règne masculin. Dans cette production, Jason, le mari calculateur, et Créon, le père de la nouvelle épouse, s’accordent en mâles envieux sur la richesse et la puissance qu’ils vont enfin acquérir. Sur le plateau, une première Médée, interprétée par la comédienne Caroline Frossard, est assise face à nous. Derrière elle, le mur d’une prison et sa meurtrière grise figurent un univers carcéral pour celle qui est condamnée, comme tant d’autres à purger sa peine. Pour densifier le propos et justifier l’intrigue, la metteuse en scène à ajouté du texte, des extraits d’enquêtes journalistiques et des passages de l’essai de Prune Antoine La mère diabolique (éd. Denoël). Ces textes additionnels sont dits par la comédienne ainsi que les deux enfants, remarquables, présents sur le plateau, qui sont comme les témoins secrets et privilégiés de ce drame, le préparant, le redoutant, en complicité avec le spectateur.
Entre opéra et théâtre

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Il faut saluer ce projet dans sa version opéra comique qui fait la part belle aux dialogues parlés en alexandrins de François-Benoît Hoffman, qui est la version originale créée en 1797 au Théâtre Feydeau à Paris. En dehors de la comédienne qui campe un double de Médée, tous les chanteurs se saisissent de longs passages en alexandrins qu’ils jouent comme au théâtre, avec une parfaite aisance et dextérité lexicale. Dans une scénographie sombre, qui multiplie les points de vue avec des caméras dissimulées pour nous faire saisir les émotions des personnages, projetées en gros plan sur un écran, nous assistons aux ébats préliminaires, violents, entre Jason et Dircé, présage de la colère noire de la magicienne. Sur l’écran, un jardin en noir et blanc laisse apparaître deux balançoires qui font un bruit strident en se lançant dans le vide. Dans une cuisine, deux bols restent sur la table, fantômatiques, qui attendent des enfants pour un petit déjeuner qui n’aura plus jamais lieu. Joyce El-Khoury est une Médée superbe, brûlante de sensualité et de puissance, dont la voix enveloppante nous embarque royalement, magistralement équilibrée entre les médiums veloutés et les aigus dans un souffle constant et impérial. Le Jason de Julien Behr est tout à fait convainquant, autant dans le chant que dans les passages parlés. Son timbre, nasal au début, s’épanouit avec une belle majesté progressivement, tout en conférant à ce personnage une allure de parvenu définitivement antipathique et vantard. Dans le rôle de Créon, Edwin Crossley-Mercer est plus que parfait, voix de basse précise et diction idoine. Il est sec comme un couteau qui taille dans l’amour et la tendresse.
Un sous-texte qui prend trop de place

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Du côté des femmes, la Néris de Marie-André Bouchard-Lesieur est magnifique de dévouement et de compassion, voix de mezzo chaude aux vibrations généreuses et précieuses. Lila Dufy a davantage de difficultés dans le rôle de Dircé, qu’on souhaiterait plus volubile et d’une ligne de chant plus claire. Si les fiançailles de Jason et de Dircé prennent l’allure d’une scène collective à couteaux tirés, aux regard acérés, avec la présence de tout le chœur, au milieu d’un véritable banquet, la suite du spectacle nous transporte dans une église où des femmes exilées et bannies se font maltraiter par des gardes. Comme pour les sans-papier réfugiés dans des lieux saints, le décor affiche un amas de vêtements suspendus comme des loques. Ici encore le texte additionnel, qui évoque les meurtres d’enfants et les condamnations des mères infanticides, les viols de femmes et la difficulté de faire face à la maternité dans des conditions insalubres, alourdit le livret original, le surcharge de sens et de mots, en déprécie la simplicité du sens premier. Et c’est bien dommage, de ne pas faire entièrement confiance à un livret si clair et bien écrit, qui se suffit à lui même. Laurence Equilbey, à la tête de l’Insula orchestra, impulse son énergie et sa direction précise pour nous offrir le délice musical, préromantique, et si mélancolique, de cet opéra de Cherubini, si apprécié de tous les compositeurs allemands du XIX° siècle et que Maria Callas immortalisa en 1953 sous la direction de Léonard Bernstein. Alors prenez vos places !
Helène Kuttner
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