“Notre comédie humaine”, le Nouveau Théâtre Populaire empoigne l’œuvre monstre de Balzac
Six heures et quarante minutes de spectacle, quinze acteurs, des intermèdes qui haranguent le public entre les trois parties de deux romans, la dernière production fleuve du Nouveau Théâtre Populaire, collectif fondé en 2009, raconte les rêves de gloire et de poésie de Lucien de Rubempré, jeune provincial d’Angoulême venu chercher la réussite à Paris. Un spectacle ambitieux et flamboyant comme le roman, porté par d’éblouissants comédiens dans trois mises en scène aux teintes très différentes, en miroir de notre propre société.
Un vrai théâtre populaire
C’est une véritable utopie devenue réalité que cette tribu de passionnés, acteurs, techniciens, administratifs, au nombre de 21 membres permanents, bien décidés à vivifier l’héritage culturel de la décentralisation menée par les pionniers Copeau, Dullin, Pottecher ou Jean Vilar. Leur règle ? L’exigence d’un fonctionnement réellement démocratique dont les règles sont rappelées au début de chaque représentation : une exigence artistique destinée à un large public, des décisions prises collectivement, une diversité dans le répertoire qui conduit les acteurs à répéter vite, à se répartir toutes les tâches de la compagnie et à permettre à tous les membres d’assurer une mise en scène. Un tel programme est né à l’été 2009 dans le village de Fontaine-Guérin dans le Maine-et-Loire, avec un festival de théâtre annuel en plein air qui reçoit plus de 10 000 spectateurs. Après Molière, c’est vers Honoré de Balzac que se sont tournés les jeunes artistes avec le choix d’une oeuvre-monde, Les Illusions perdues et Splendeurs et Misères des courtisanes dont la troupe a monté trois épisodes qui peuvent se voir individuellement ou en intégrales le week-end. Ça commence par une opérette sémillante et enjouée, Les Belles Illusions de la jeunesse, en se poursuivant plus frénétiquement en comédie très contemporaine, Illusions perdues. Enfin l’histoire de Lucien, de retour à Paris, s’achève avec Splendeurs et misères, tragédie adaptée avec la cruauté et la noirceur d’un thriller cinématographique.
Balzac au miroir de nous mêmes
Comment s’explique le succès d’Honoré de Balzac, foudre de travail, livrant sa vie entière à l’écriture frénétique de la société du milieu du 19° siècle, noircissant des milliers de pages ? Près d’une centaine de romans y détaillent « l’histoire naturelle de la société » « sans que ni une situation de la vie, ni une physionomie, ni un caractère d’homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni une profession, ni une zone sociale, ni un pays français, ni quoi que ce soit de l’enfance, de la vieillesse, de l’âge mûr, de la politique, de la justice, de la guerre, ait été oublié.» Son oeuvre révolutionnaire inspira Baudelaire, Zola, Proust et Dostoïevski. L’époque qu’il décrit est celle de la Monarchie de Juillet qui consolide le pouvoir d’une bourgeoisie d’affaires et s’oppose aux héritiers libéraux de la Révolution. Les idéaux de liberté et d’égalité sont mis à mal et l’élite régnante, bourgeois qui s’achètent des titres de noblesse, tient tous les corps de la société par l’industrie et la finance. Le pouvoir louvoie et bien sûr les pages cruelles des romans de Balzac, notamment celles consacrées à la corruption par l’argent et au journalisme, sont d’une actualité brûlante. Et c’est bien le sens de ce spectacle effervescent et polymorphe : représenter la déréliction des idéaux humanitaires à travers des personnages qui sont nos frères et soeurs avec des intermèdes joués et chantés qui poursuivent l’intrigue dans le foyer du théâtre.
Comédiens habités
C’est Balzac en personne qui introduit l’histoire ainsi que le projet, et Frédéric Jessua campe un Monsieur Loyal avec un micro et une voix de stentor, nous détaillant l’époque historique et politique avec humour et grivoiserie. L’humeur est à la rigolade et l’opérette qui nous est présentée, sur la scène d’un théâtre en carton pâte, déflore sa partition riante et lumineuse. Lucien Chardon, dans lequel Balzac a mis beaucoup de lui-même jeune, joué par le formidable Valentin Boraud, épuise son ennui à Angoulême tout en rêvant de publier ses poésies et de vivre intensément. Grâce à l’appui de Madame de Bargeton, maîtresse femme qui règne à Angoulême par sa beauté, sa richesse et son entregent, qu’incarne la flamboyante Elsa Grzeszczak, Lucien quittera sa province où les mauvaises langues de la société aristocratique caquettent à plaisir. Evoluant comme des danseurs dans un espace réduit, Flannan Obé, fabuleux Du Châtelet, Emilien Diard-Detœuf, percutant Séchard, Morgane Nairaud, époustouflante Eve et Stanislas, et Kenza Laala, sulfureuse Amélie de Chandour, se livrent à une piquante parodie de la bonne société de province avec une ville du bas et une ville d’en haut, sans ascenseur social. Les chansons sont rythmées au piano par Sacha Todorov et c’est un vrai bonheur.
Tragi-comédie humaine
L’arrivée à Paris de Lucien se déploie dans la deuxième partie, scénarisée de manière tapageuse par l’image d’une pyramide sociale qui grouille d’ambitieux de tous poils. L’ambiance est furieuse et folle : bandes de journalistes avides d’argent et de gloire, directeurs de journaux cyniques et corrompus, actrices de théâtre à la solde de leurs protecteurs argentés. Médiocrité, corruptions, trahisons, le trio infernal prend des airs contemporains et Lucien va côtoyer Andoche Finot, le terrible directeur de presse, campé admirablement par Clovis Fouin, tout en logeant avec ses amis de fortune dans une mansarde miteuse au quartier latin. Jusqu’où faut-il se compromettre quand on n’a pas un sou ? Et que l’on rêve de reconnaissance et de gloire ? Fumée de cigarettes, blancheur de cocaïne, lumières et musiques assourdissantes peuplent cet aquarium très contemporain qui se fait l’écho des préoccupations spirituelles et politiques des jeunes gens enflammés de l’époque. Auteurs encensés par la « claque » de spectateurs payés, comédiennes achetées, les idéaux de Lucien et de ses camarades seront vite balayés au rang des antiquités. Comme Rastignac dans le Père Goriot, il peut lancer « A nous deux » à la capitale parisienne, devenue le foyer incandescent de l’ambition. Enfin, la dernière partie nous plonge dans L’Enfer de Dante, théâtre d’ombres maléfiques qui mettent des personnages esseulés, désespérés, apparaissant et disparaissant sur un plateau noir comme des cadavres jaillissant de tombeaux. On pourra regretter le manque de manque de clarté de cette dernière partie qui brouille définitivement les pistes du bien et du mal. Mais quel talent ont ces jeunes interprètes et quelle fougue émane de leur spectacle !
Helène Kuttner
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