“La Vegetariana” : quand le théâtre rencontre les rêves
En adaptant pour la scène l’un des principaux romans de Han Kang, romancière sud-coréenne qui est la première femme asiatique à recevoir en 2024 le Prix Nobel pour l’ensemble de son œuvre, la comédienne italienne Daria Deflorian ouvre les pages d’une histoire extraordinaire pour la rendre vivante. Celle d’une femme ordinaire qui souhaite abandonner la vie matérielle pour devenir une plante. Un conte oriental, poétique et onirique, qui percute nos préoccupations quotidiennes et nous interpelle profondément.
Un rêve
C’est à l’issue d’un rêve que Yōnghye, une jeune femme ordinaire selon son mari qui raconte cette première partie de l’histoire, décide de jeter tous les sachets de viande présents dans le congélateur. Cela se déroule au milieu de la nuit, et à son mari qui l’interroge sur un tel acte, elle répond qu’ils ne mangeront plus aucune nourriture animale. Posé comme cela, l’acte ressemble à une révolte écologique, ou à une compassion pour la souffrance animale. Rien de tel ici, et c’est tout le mystère de cette pièce où le comportement de l’héroïne, admirablement campée par la filiforme Monica Piseddu, évolue langoureusement comme dans un rêve. Au contraire, son mari, joué avec beaucoup de subtilité et d’humour par Gabriele Portoghese, tente de comprendre l’histoire en avouant avoir épousé une femme insignifiante, car lui-même manque cruellement d’assurance. Debout, l’allure nonchalante d’un anti-héros du cinéma réaliste italien, il nous raconte assister à la déliquescence de son couple dans un appartement vieillot et sans cachet. C’est que Yōnghye, en interdisant la viande et toute nourriture animale dans le foyer, se détourne aussi de l’alimentation en général, du sommeil et du sexe.
Le sang, la vie et la mort
Le roman est raconté par trois personnages : le mari d’abord, puis son beau-frère, artiste vidéaste qui fantasme sur elle, et sa propre sœur qui cherche désespérément à lui sauver la vie. Paolo Musio joue le beau-frère et Daria Deflorian la sœur, qui prendront successivement en charge le récit de cette histoire. Le décor est l’appartement dont les portes, entrées et sorties désignent d’autres lieux : maison du repas familial tant redouté, hôpital psychiatrique et clinique dans lesquels l’héroïne échouera plus tard. La lumière blanche, vaporeuse, dessine une brume de réalité qui brouille les pistes, nous entraîne dans mille intrigues et cent questions. Qu’est-ce que fuit la jeune femme en vidant le frigo de sa viande, de ses anguilles et de ses raviolis ? Enfant, elle a été mordue par le chien de son père qui décida de tuer l’animal et de le manger, après l’avoir trainé derrière sa mobylette. Le sang de l’animal a été ingurgité par la jeune femme. Dans son rêve, elle traverse un abattoir dans une grande forêt, et la présence du sang, encore une fois, la fascine, l’attire et la fait fuir. Son corps disparait peu à peu, elle maigrit et se protège de tout contact social.
Ambivalence du désir et du corps
On comprend alors, dans ce ballet de personnages qui appartiennent à une même famille, que la jeune femme s’épuise à disparaître, fuyant la violence des rapports sociaux, de la domination masculine. On la désigne, son beau-frère et son mari la désirent, mais elle les abandonne pour devenir végétale, une plante ou un arbre. Elle délaisse ainsi la parole humaine, celle qui exige, qui ordonne et qui soumet. La violence paternelle, qui l’oblige à ingérer de la viande, mais aussi conjugale, qui exige de la femme qu’elle satisfasse l’homme, n’ont plus de prise sur elle et la dernière partie, lumineuse, nous conduit vers un ailleurs dénué de désir, comme dans le bouddhisme. Incarnés par des comédiens habités, l’histoire nous embarque entre les rives d’un quotidien réaliste, et celles du fantastique et de la poésie. Monica Piseddu, grande actrice, déploie curieusement une présence animale singulière et sauvage avec son corps languide et gracieux, souvent dénudé, qui semble glisser en apesanteur. La fin de l’histoire reste ouverte et permet aux spectateurs une interprétation très libre. Et le théâtre a rencontré les rêves.
Helène Kuttner
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