“Pessoa – Since I’ve been me” : Bob Wilson enchante le poète
Dans un spectacle qui mêle tous les genres, le grand metteur en scène et scénographe Bob Wilson célèbre Fernando Pessoa, le poète portugais aux identités multiples. Maria de Medeiros y est le joyeux lutin qui fait valser plusieurs planètes peuplés de poèmes et d’images fulgurantes. Une rencontre au sommet entre deux poètes qui dessinent le monde, entre paradis et cauchemars stridents.
Une œuvre monde
« Mon âme est un orchestre caché ; j’ignore quels instruments jouent et grincent, cordes et harpes, timbales et tambours, en moi. Je ne me connais que comme symphonie. » écrit Fernando Pessoa dans le Livre de l’Intranquillité en 1982. Bob Wilson, qui depuis Le regard du sourd (1970) ou Einstein on the Beach (1976) n’a cessé de développer ses productions nourries de tous les arts, danse, musique, peinture, texte, sculpture à travers le monde entier, s’empare de la poésie puissante et métaphysique de Fernando Pessoa dont les multiples avatars deviennent les personnages d’un cabaret démentiel et onirique, orchestré tantôt par Dieu, tantôt par Satan. Dans ce spectacle frappant de beauté, où un océan de flots bleus laissent jaillir de grosses perles rouges comme des bouées, où un drapeau écarlate flotte en direction d’un ouragan, sept personnages grimés de blanc, agiles comme des pantins vivants et en costume noir campent les doubles du poète, hétéronymes complices d’une aventure folle.
Des doubles à l’infini
Alexander Search, Bernardo Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campo ou Ricardo Reis sont parmi les protagonistes auteurs des poèmes et vers innombrables retrouvés à la mort de Pessoa dans une grande malle. Bob Wilson trouve dans cette constellation d’identités la matière à sa propre poésie et dirige, de manière totalement stylisée, burlesque ou tragique, les sept comédiens danseurs qui disent les vers de Pessoa en plusieurs langues, anglais, portugais, français ou italien, à l’image du cosmopolitisme de l’auteur. Maria de Medeiros, Charlie Chaplin délicate comme une porcelaine japonaise, mène le bal avec sa moustache et son sourire lumineux, suivie d’une brochette de comédiens danseurs de différentes origines, et au talent formidable. Nous sommes au cinéma muet, burlesque des années 1920, puis sur un tournage de Fritz Lang aux éclairages coupant comme des couteaux, dans le Berlin des années folles. La musique s’égare entre le jazz et Chopin, mais les saynètes acrobatiques et furieusement spectaculaires se brisent au claquement métallique d’un effondrement.
Le rythme de la catastrophe
Tables aux nappes blanches éclatantes, placées en série comme dans une usine, qui volent en éclat devant un cyclo rouge vif, avec un ouragan de poussière violacée. Paysages nocturnes striées de lumières rasantes, peuplés de personnages miniatures ou gigantesques, qui rient, crient, hurlent ou nous caressent avec des mots répétés comme des maximes. Le texte est projeté en français autour du plateau, et la texture sonore des langues diverses multiplie les niveaux de confusion, de rêve et de tumulte. Car c’est bien le tumulte de la vie, le fracas de la mort, qui se répercutent dans cet orchestre de mots et d’images. La poésie de Pessoa n’est pas un long fleuve tranquille, son intranquillité nous réveille par la grâce d’un chaos scénique organisé de main de maître. Finalement, il nous reste à plonger au cœur des différents livres du poète avec ses soixante-dix hétéronymes.
Helène Kuttner
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