“L’Amante anglaise” ou l’infernale quête de vérité au Théâtre de l’Atelier
Dans une mise en scène au cordeau, dont la radicalité claque comme la lumière sur les visages des comédiens, la pièce terrible de Marguerite Duras nous est racontée à travers les interrogatoires d’un couple maudit. Jacques Osinski dirige Sandrine Bonnaire, superbe, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann, impériaux, comme il a monté Samuel Beckett. Avec la précision d’un art qui magnifie l’humain.
Un tribunal théâtral
“Nous sommes dans un théâtre pour essayer de comprendre ce qu’un tribunal échoue à comprendre” écrit le metteur en scène Jacques Osinski dans le programme du spectacle. Ici, la vérité, les preuves, les raisons et les motifs vont être traqués, chassés, attendus durant deux heures d’un spectacle en forme de thriller théâtral dont nous, spectateurs transis face aux faits, devrons élucider les mystères, tirer les fils. Marguerite Duras écrit L’Amante anglaise dans les années 1960, sous forme d’un roman puis d’une pièce de théâtre montée par Claude Régy. C’est un fait divers effroyable, le procès d’une femme, Amélie Rabilloud, qui assassina son mari tyrannique avec un marteau et dispersa sa dépouille en morceaux dans des trains, qui inspire la romancière. Elle invente une sorte de double d’Emilie, Claire Lannes, qui va tuer, dépecer et disperser dans plusieurs trains des morceaux du corps de la cousine de son mari Pierre Lannes. Pourquoi Claire, épouse neurasthénique d’un fonctionnaire des finances, accomplit-elle cet acte à quatre heures du matin dans une cave, alors que la cousine sourde et muette contribuait à la bonne tenue de leur maison ?
Aux frontières de la folie
Duras crée un personnage qui mène l’enquête, interroge le mari d’abord, puis la femme. Comme Amélie Rabilloud, Claire Lannes n’explique rien, ne donne aucun motif qui justifie son meurtre. Le comédien Frédéric Leidgens est dans la salle, parmi le public, quand commence l’interrogatoire. Il est vêtu d’un costume de toile brune épaisse, muni d’un stylo, sans papier. Est-ce un enquêteur, un prêtre, un psychanalyste ? Ou les trois à la fois ? L’acteur, avec la précision lexicale d’un académicien, coupant et cinglant comme un aigle, ne lâche jamais sa proie. C’est la voix de l’auteur, Marguerite Duras, son porte-parole et son double. Celle qui cherche par tous les détours, psychologiques, sociologiques, politiques, à comprendre l’incompréhensible, l’indicible. C’est aussi notre porte-parole, puisque nous public sommes témoins de tout cela. C’est d’abord Pierre, le mari, qu’interprète à la perfection Grégoire Oestermann, visage placide et costume bien taillé, qui répond aux questions. Et sa stupéfaction non feinte devant un tel acte commis par son épouse dit beaucoup de la béance qui fondait ce couple mal assorti. C’est aussi la béance, le gouffre qui sépare le personnage, assis seul devant le rideau de fer doré, de l’enquêteur et du public. Pierre Lannes-Grégoire Oestermann est suspendu devant nous comme un pantin au long corps de bourgeois de province, perdu dans ses préoccupations matérielles et sexuelles.
Sandrine Bonnaire amante vénéneuse
C’est alors que le décor s’ouvre sur la cage de scène en forme de cathédrale, avec Claire Lannes, la criminelle venue pour s’expliquer. Il faut dire que le spectateur vient de passer une heure face au mari, avec une attention sans faille, quoique que parfois trahie par des impatiences et un temps un peu long. Mais Sandrine Bonnaire marche d’un pas décidé, dans une petite robe noire simplement ceinturé, sage comme une image pieuse, et finit par elle aussi s’assoir face à l’interrogateur. L’actrice transfigure tous les clichés, les images toutes faites. Elle est telle qu’en elle même, une femme ordinaire qui ne va cesser, au gré des spirales de l’interrogatoire, au gré de ses souvenirs qui affleurent comme des nuages, de se révéler en creux, là où l’on ne l’attend pas. Et la bataille commence, la rationalité maniaque, méticuleuse de celui qui interroge, face à l’ignorance, à la futilité, à l’indécision de Claire. Le visage de Sandrine Bonnaire se fait mouvant, son sourire affleure soudain quand ses yeux s’illuminent, et on voit le personnage chercher des raisons, des motifs, pour passer à l’acte. Un couvercle de plomb semblait recouvrir sa tête, quand tout a explosé. Est-elle folle, inconsciente ? Qu’est-ce que la folie ? Est-ce le droit à être soi-même ? Bonnaire, dirigée par Osinski, dépasse le simple jeu de l’actrice. Elle palpite des doutes et des souffrances de Claire, murée dans le silence depuis si longtemps. Puis d’un coup son sourire est celui d’une gamine, éclat d’une joie fugace provoquée par le souvenir enchanté du jardin de la maison. Et on ne sait plus où on est, dans le réel d’une fiction ou la fiction d’une réalité, qui disent beaucoup de la magie d’un théâtre quand il est ainsi maîtrisé.
Hélène Kuttner
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