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“Le Silence” : expérience magnifique de théâtre limite

Hélène Kuttner 6 février 2024
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®Jean-Louis-Fernandez_Coll.CF

Au fil d’une expérience théâtrale saisissante, Guillaume Poix, auteur, et Lorraine de Sagazan, metteure en scène, se sont inspiré du cinéma organique et silencieux d’Antonioni pour recréer sur le plateau du Théâtre du Vieux Colombier un événement mystérieusement tragique qui plonge les personnages dans le silence. Un spectacle d’une originalité et d’une puissance vibrantes, donnant au silence le poids d’une parole anéantie, aux corps le langage sensuel des émotions. Le pari est largement gagné.

Perte des repères traditionnels

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Le cinéaste italien Michelangelo Antonioni (1912-2007), dont les films ont été couronnés de prestigieux prix à Cannes, Berlin et Venise, se distingue par un traitement dramatique des émotions qui dépasse radicalement la norme d’une narration ordinaire. L’Avventura (1960), La Notte (1961) ou Blow Up (1966) bouleversent les codes de la représentation cinématographique : les intrigues ne sont pas linéaires ni  résolues, les plans sont souvent fixes, les acteurs silencieux, les personnages difficiles à saisir, la sensation de durée est maximale, ce qui rend la compréhension de l’histoire souvent ardue pour le spectateur. La comédienne et autrice Lorraine de Sagazan souhaitait travailler sur la trace sensible de l’existence, hors de la communication par le langage. Faire un spectacle de théâtre sans le langage, c’est provoquer, faire exploser de manière insolente l’outil primordial du dialogue, la parole, quitte à la supprimer radicalement. À Guillaume Poix, auteur, de concevoir des monologues intérieurs, des silences habités et des rêves éveillés, chez des personnages traumatisés par un fait divers. Sur le plateau, un couple, dénommé par les prénoms des interprètes, Marina (Hands) et Noam (Morgensztern), rejoint ensuite par Julie (Sicard), la soeur de Noam, et Stéphane (Varupenne), l’ami, se tient devant nous. Fixe comme un guetteur, Baptiste Chabauty observe la scène en nous observant, témoin comme un chœur antique.

Un bi-frontal saisissant

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L’intelligence des concepteurs du spectacle est d’avoir placé la scène au cœur d’un dispositif bi-frontal, qui permet aux spectateurs, de chaque côté du plateau, d’être les témoins de chacun des mouvements des acteurs en trois dimensions, pénétrant leur intimité de manière quasi impudique. On est d’emblée totalement déboussolé par le fait de voir évoluer les personnages, mutiques, sans véritable cohérence narrative connue. L’appartement est jonché d’objets disparates, jouets d’enfants, photographies, cartons de livres, disques. La simplicité du design ne semble pas particulièrement recherchée, le couple est encore jeune. Marina déboule, la mine chiffonnée et le regard sombre, un pantalon de jogging passé sans réfléchir. Marina Hands l’incarne avec une puissance inédite, grand corps animal ligoté par l’anesthésie de la parole, habité de tressaillements et de peurs récurrentes. Qui est-elle, cette femme belle et détruite qui s’enfile de manière provocante des verres de scotch ? Elle semble absente à elle-même, démente solitaire et fracassée de douleurs, sauf avec son chien Miki. Son homme, Noam, débarque avec un sac rempli de provisions, le visage crispé et le front comme terni de souffrances. Il lui jette un regard, l’épie, puis cherche une action pratique pour conjurer le drame. Trop tôt pour s’approcher du corps désaxé de Marina, qui se bat avec elle-même.

Un silence lourd de sens

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« Qu’est-ce qui se passe quand tout a été dit ? » interroge le cinéaste Antonioni. Très peu de paroles, quelques unes, seront prononcées durant les quarante minutes d’une représentation très dense. Des photographies et des vidéos en noir et blanc, d’une grande beauté, créées par Jérémie Bernaert, défilent sur un écran suspendu. Un poste de secours sur une plage normande, des ruissellements d’eau, une carafe renversée, une bouée … la musique de Lucas Lelièvre suspend, heurte le fil de notre imaginaire qui cherche, travaille à trouver des indices, des pistes, des raisons de comprendre. Devant nous de déroule un rituel où l’amour se conjugue avec la mort, les genêts jaunes des falaises normandes avec les sacs de vêtements d’enfant mouillés par les vagues. Stéphane, l’ami amant qui réconforte Marina, maintenant vêtue dans une somptueuse robe en dentelle noire, apporte cette touche de vitalité et de réel, tout comme Julie qui offre à Noam un soutien fraternel. Pas d’effets scéniques, pas d’esbroufe, mais juste la radicalité d’émotions, de pulsations charnelles, de non-dits éloquents que le spectateur, transi et perdu, doit déchiffrer à sa manière. On finit par comprendre, mais l’expérience d’un tel spectacle, il faut le dire, dominé par la prestation exceptionnelle de Marina Hands, laisse les spectateurs sans voix, hébétés, surpris, dans leur fauteuil, quelques minutes après la fin de la pièce. Un vrai geste artistique.

Hélène Kuttner

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