Entretien avec Julie Héraut, commissaire d’exposition d'”À partir d’elle. Des artistes et leur mère” au BAL
Découvrez pourquoi ne pas manquer À partir d’elle. Des artistes et leur mère, à travers l’entretien de Julie Héraut, commissaire de l’exposition.
L’exposition À partir d’elle. Des artistes et leur mère est constituée d’un corpus d’œuvres qui se déploie des années 1960 à nos jours. La sélection témoigne d’une diversité de rapports à la mère, figure éminente dans l’histoire de l’art. Le titre que vous avez choisi est une référence directe à Roland Barthes qui écrit au lendemain de la disparition de sa mère : « Je serai toujours mal tant que je n’aurai pas écrit un livre à partir d’elle ». Ainsi, la première question que je me dois de vous poser est : Quelle est l’origine de cette exposition ?
Cette exposition trouve ses racines dans un constat qui était celui que plusieurs expositions, ces dernières années, étaient consacrées à la famille, à la maternité, aux relations parents-enfants notamment à l’étranger (…).
Mais sur le lien beaucoup plus spécifique d’œuvres créées sur des artistes avec ou sur leur mère était un pan qui était peu exploré. Il semblait qu’il y avait là quelque chose d’intéressant. Il y avait le constat d’une relation qui était abordée mais finalement de manière moins précise que ce que nous avons fait ici.
Et puis, aussi il y a des œuvres qui ont inspiré cette exposition : le film de Chantal Akerman, News from Home, la surprise quand on a découvert le livre Mother de Paul Graham (…). Il nous a semblé qu’il y avait une spécificité voire une nécessité pour les artistes, à un moment de leur parcours, de se retourner vers leur mère et de créer une œuvre avec ou sur elle. Quand il y avait nécessité, il nous a semblé qu’il y avait un sujet intéressant.
Afin d’explorer en profondeur ce sujet, vous avez choisi 26 artistes issus de contextes socio-historico-culturels variés et dont les propositions esthétiques se distinguent les unes des autres. Un pari risqué que vous avez relevé en créant un ensemble cohérent et didactique pour les visiteurs. Comment avez-vous procédé pour réaliser vos choix ?
Comme dans un travail de commissariat, c’est-à-dire qu’on embrasse un sujet. Il y a des œuvres évidemment qui ont marqué son élaboration : Chantal Akerman qui était une figure tutélaire, le travail de Paul Graham, puis ça a été tout un travail de recherche, voir les œuvres qui existent. J’avais en tête des œuvres qui étaient déjà existantes d’ailleurs qui n’ont pas été sélectionnées pour l’exposition : le travail de ce photographe américain Leigh Ledare qui avait présenté ce travail assez dérangeant, (…) en 2009 dans le cadre des rencontres d’Arles, où il suit sa mère dans toutes les relations intimes qu’elle a pu avoir avec ses différents amants. Il y avait (…) aussi beaucoup d’œuvres qu’on a vu en France, qu’on connaît bien. C’était aussi dépasser ces premières idées (…), aller voir ce qui se faisait avec une volonté de mélanger les époques et les contextes de production des œuvres. C’est pour cela qu’on a aussi bien des œuvres de Sophie Calle, Christian Boltanski, Michel Journiac, des figures historiques qui nous semblaient incontournables quand on pense aux rapports des artistes à leur mère, et puis, en même temps, aller chercher des œuvres inédites : la jeune artiste franco-allemande Rebekka Deubner, l’artiste iranienne Asareh Akasheh et cette vidéo The Mom Tapes d’Ilene Segalove, artiste conceptuelle américaine des années 70 (…).
Comment avez-vous composé le parcours ?
LE BAL possède deux salles d’exposition, le parcours s’est créé sur le dialogue entre les œuvres et la tension même parfois qui pouvait émerger. On n’a pas souhaité qu’il y ait un parcours chronologique, cela ne faisait pas sens. Il y a des grandes thématiques qui irriguent l’exposition qu’on retrouve dans les rapprochements, des fils peuvent être tirés entre toutes les œuvres de l’exposition, entre le rez-de-chaussée et le sous-sol. L’idée c’est une évolution, un parcours sensible comme des couches qui viennent s’ajouter. C’est aussi un sujet assez intime, le visiteur ou la visiteuse aussi accumule des couches de sensations au fur et à mesure de la déambulation. On voulait laisser le visiteur suffisamment libre pour que, lui-même, puisse créer ses propres associations. Puisque (…) des échos assez intimes naissent au contact de ces œuvres, il fallait laisser un parcours suffisamment libre pour que cette recomposition intime puisse avoir lieu.
Parmi toutes les approches exposées, pourriez-vous dégager les axes principaux à travers la présentation de quelques projets artistiques qui synthétisent l’essence de l’exposition ?
Il y a des grandes thématiques : la question de l’origine, de l’héritage, la question de la transgression, la question de l’absence, de la disparition.
Je pense que pour la question de l’origine, le travail de LaToya Ruby Frazier (…) est assez exemplaire. À partir du travail qu’elle réalise avec sa mère, pour la série The Notion of Family, elle tire un portrait social et politique de cette famille africaine américaine dans une ville au passé industriel, dominée par cette grande famille des Carnegie. En interrogeant le rapport avec sa mère, qui était extrêmement distant puisque sa mère ne l’a pas élevée suite à des problèmes d’addiction (…), elle s’interroge plus globalement sur sa place dans la société américaine en tant qu’africaine américaine. De surcroit, elle le réalise dans un véritable travail de co-construction avec sa mère puisqu’elles s’échangent l’appareil photo. Elle dit même que sa mère est auteure des images. On a, je pense, un projet vraiment exemplaire sur ce que peut la figure de la mère pour un artiste, c’est-à-dire à la fois reflet de soi mais aussi reflet du monde (…).
Ensuite, les questions de transgression, c’est-à-dire qu’on peut aussi (…) aller déranger un ordre établi en travaillant avec la mère. Là, on pourrait parler du travail de Ragnar Kjartansson, cet artiste islandais qui lance une série de vidéos avec sa mère, une actrice islandaise assez célèbre, où il lui propose, pendant 20 minutes, face caméra qu’elle lui crache dessus de manière répétée (…). Ils font cela tous les 5 ans, depuis les années 2000, ils prévoient de refaire une vidéo en 2025. Évidemment, il y a là quelque chose de très transgressif : une mère ne crache pas sur son fils. Qu’est-ce qu’ils essayent de nous dire à travers ce geste ? Au fur et à mesure qu’on regarde cette vidéo (…), on sent qu’il y a un plaisir à transgresser les codes. Si la mère n’était pas actrice, (…) on peut certainement se dire que cette vidéo n’aurait pas vu le jour. (…) Là aussi, il y a quelque chose de l’ordre de la fiction et de la transgression qui me parait assez exemplaire.
Sur la question de l’absence, le film de Chantal Akerman, News from Home. Comment composer avec l’absence ? C’est une fille (…) qui quitte la Belgique pour aller aux États-Unis dans une tentative d’émancipation et qui est toujours rattrapée par cette relation avec la mère, à travers ces échanges de lettres. Elle pose la question de la possibilité de l’émancipation. Le titre de l’exposition (…) “à partir d’elle” a un double sens : on fait les choses en provenance d’elle, on essaye aussi de se détacher d’elle.
Sur la disparition, le travail de Rebekka Deubner qui face au vide laissé par le décès de sa mère va reconstituer en creux un portrait à partir des vêtements laissés. Dans une interprétation abstraite du corps de sa mère, elle enfile successivement des couches de vêtements. Elle essaye certainement de retrouver les sensations de l’être disparu. On ne sait plus si on est dans de l’étreinte ou de la contrainte. Elle parle aussi de la difficulté à représenter une fois que la personne n’est plus.
Il me semble qu’il s’agit d’une exposition très personnelle puisqu’elle amène les visiteurs, au fil de son parcours, à se questionner sur leur relation à leur mère, sur leurs imaginaires voire mythologies concernant ce personnage énigmatique. Finalement, les visiteurs, en faisant face à des constructions archétypales héritées et intégrées, se bâtissent un « état des lieux » tant social, sociétal que politique et historique. En tant que commissaire d’exposition, quelles étaient vos intentions premières en élaborant À partir d’elle ?
Il semblait que dans ce sujet des artistes qui ont travaillé avec ou sur leur mère, on avait plusieurs notions (…) intéressantes à interroger. (…)
D’abord en partant de cette relation extrêmement intime, on (…) se rend compte qu’il y a des discours sur le monde. Ces questions (…) étaient un bon point de départ pour s’interroger de manière assez subtile.
Ensuite, il y avait la question de la forme, qui touche à la représentation, c’est pour cela que Barthes a été convoqué. (…) Quand il retrouve cette fameuse photo du jardin d’hiver, [il] ne nous la montre pas. Guibert tente ce portrait (…) absolu de sa mère, il échoue. Donc, il y a aussi la question de l’échec et de la non-représentation (…).
Du fait de l’intérêt que l’on développe au BAL pour ces questionnements, il semblait qu’[ils] (…) pouvaient être abordés et combinés via ce sujet.
Par les propositions des artistes situées entre la fiction et le documentaire de leur vie privée, les visiteurs sont touchés, s’identifient, parfois rient, d’autres fois éprouvent de l’empathie voire de la compassion. Qui n’a pas été intrigué par la vie de sa mère, ou plutôt par la vie de la femme qu’est notre mère ? L’énigme de son indépendance attise la curiosité. Insidieusement, la relation mère-enfant instaure une distance qu’il ne faut pas franchir.
C’est à travers leurs pratiques que les artistes (re)découvrent leur mère sous un nouvel angle. Sans doute que pour certains, leur travail artistique constitue une justification pour accéder à ce qui leur paraît sacralisé.
Pour les artistes de l’exposition, je pense que les raisons qui les conduisent à la réalisation de l’œuvre sont toutes assez différentes. Il y a des intentions très fortes derrière ces œuvres, on ne se retourne pas vers sa mère de manière innocente.
Anri Sala, quand il interroge sa mère, (…) il se retourne vers (…) son passé politique pour questionner le présent de l’Albanie.
Dans l’exposition, ils [les artistes] dépassent la relation intime (…), lui donnent une dimension qui fait qu’une personne extérieure (…) puisse s’identifier, se projeter dans la relation, (…) se l’approprier. (…) C’est là, la force des œuvres. (…)
Une distance s’est instaurée entre Mona Hatoum et sa mère du fait de la guerre civile. (…)[Elles ont] uniquement échangé par lettres pendant toutes ces années, sans pouvoir se voir, ni se toucher. Cette œuvre [Measures of Distance] a émergé à partir des photos qu’elle avait prises [de leur correspondance]. (…) Derrière, il y a tout le contexte d’une famille d’origine palestinienne qui a dû quitter la Palestine, s’installer au Liban.
En fait, il y a énormément de sous-textes présents avec beaucoup de délicatesse. (…)
Comparée à la dernière exposition du BAL, la scénographie semble bien plus sobre, pourtant un détail interpelle : les miroirs sur la tranche des cloisons. En déambulant dans l’espace, nous sommes happés par notre propre reflet. Ce dispositif efficace met les visiteurs face à leur double, les plonge dans une réflexion profonde sur leur identité, leur individualité par rapport à leur mère. Cette mise en scène est probablement d’autant plus forte pour les femmes. Pourriez-vous nous en dire davantage sur l’idée derrière ces miroirs, leur placement et leurs fonctions ?
À chaque fois, [Cyril Delhomme, le scénographe du BAL] réinvente l’espace, le lieu, toujours de manière très fine, adaptée à chaque projet. (…) Dans cette exposition collective, chaque proposition est (…) assez intime, donc, (…) il y avait cette double contrainte à la fois de dialogue et en même temps de créer des espaces spécifiques pour chaque œuvre.
[Pour] la question du miroir, notre intention est telle que vous l’avez perçue donc cela fonctionne. C’était une proposition de Cyril [Delhomme]. Puisque la question du reflet de soi et du monde est évidemment présente dans cette figure de la mère. [L’idée] était qu’à un moment, de manière assez subtile et discrète, le public puisse se retrouver face à lui-même. C’est également ce qu’ont dû ressentir les artistes dans leur processus de création, de se retrouver face à eux-mêmes en regardant leur mère.
Nous avons commencé cet entretien par le titre de l’exposition, j’aimerai y revenir pour parler de votre carrière. Depuis que vous êtes arrivée au BAL en 2017, vous avez été la commissaire ou la co-commissaire de plusieurs expositions. Or, de façon récurrente, vos titres sont marqués par des prépositions : En suspens (février – mai 2018), Entre nous pour l’exposition monographique de Joanna Piotrowska (février – mai 2023) et enfin À partir d’elle (octobre 2023 – février 2024). Ces mots-outils induisent une notion d’état, qu’il s’agisse d’un arrêt temporaire, d’un intervalle, ou du point de départ d’une action. Une cohérence émane de la perspective que vous adoptez puisque vous abordez le temps, l’espace et le mouvement. Comment expliquez-vous cet intérêt pour ces concepts ?
À partir d’elle et En suspens effectivement, il y a quelque chose… C’est quand même deux expositions très différentes.
En suspens, c’était une exposition qui (…) regroupait une dizaine d’artistes qui nous parlait d’un état du monde dans lequel il nous semblait que la question d’entre-deux, avec beaucoup d’incertitudes était un esprit du temps. Il y avait quelque chose de très contemporain.
(…)
À partir d’elle (…) le sujet est beaucoup plus concentré, c’est (…) moins une exposition d’époque dans le sens où des artistes qui créent des œuvres sur leur mère c’est une thématique dans l’histoire de l’art. Je veux dire, la représentation de la mère traverse l’histoire de l’art et va certainement continuer à la traverser pour encore de très nombreuses années voire décennies.
(…)
Après, ce que vous disiez, les questions de temps et d’espace (…) se retrouvent à peu près dans toutes les expositions qu’on fait ici, [elles] font partie des grands sujets, des grandes notions abordées par l’art de manière générale.
(…)
Entre nous (…) est venu d’une réflexion avec Johanna [Piotrowska] parce que tous [ses] titres d’expositions jouent sur (…) des mots. Par exemple, “frowst” qui veut à la fois dire le manque d’air et (…) se réchauffer : un mot intraduisible en français, donc on a essayé (…) de trouver une formulation en français. Il semblait que dans “entre nous”, il y avait, un peu comme pour “à partir d’elle”, ce double sens de (…) ce qui nous rapproche et [de] ce qui nous éloigne.
Vous voyez les origines sont toutes différentes donc je suis heureuse que vous puissiez tirer un fil entre ces expositions qui représentent des pôles d’intérêt assez variés.
Pour conclure, que diriez-vous de la place qu’occupe À partir d’elle dans votre parcours ?
Le sujet me paraissait extrêmement intéressant, il permettait de faire dialoguer des œuvres très différentes (…), qu’il y ait des langages formels qui se côtoient et surtout [c’est] un sujet suffisamment inclusif pour toucher un public large. Une exposition collective, c’est toujours assez complexe à mettre en œuvre (…) pour que les dialogues entre les œuvres vont fonctionner. C’est très différent que de travailler sur le corpus d’un artiste. C’est une réalisation dont je suis très heureuse qui a nécessité un temps de préparation long, avec un catalogue dont je suis aussi très heureuse.
Propos recueillis par Émilie Rondot
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