“Les Téméraires” ou le courage de dénoncer à la Comédie Bastille
Quelle bonne idée de reprendre ce succès du Festival d’Avignon à la Comédie Bastille, où sept comédiens plein d’énergie incarnent trente personnages qui grouillent dans le journalisme, les milieux d’affaires ou le cinéma, durant l’Affaire Dreyfus ! Charlotte Matzneff qui met en scène cette comédie de Julien Delpech et Alexandre Foulon, gagne un beau pari, croiser l’histoire d’Emile Zola, romancier saisi par le sort de Dreyfus et la révolte contre l’injustice, et celle de Georges Méliès qui en fit à la même époque un film d’actualité projeté dans toute l’Europe. Incroyable !
Méliès défend Dreyfus par le cinéma, Zola par sa plume
L’histoire est peu connue. Saviez-vous que Georges Méliès, le génial réalisateur du Voyage De la Terre à la Lune où il multiplie les trucages et les effets spéciaux à une époque, la fin du 19° siècle, où l’ordinateur n’existait pas, s’est mobilisé et passionné pour l’Affaire Dreyfus jusqu’à décider d’en faire un film poignant en onze tableaux qui relatent sa descente aux enfers jusqu’au procès de Rennes ? Son but était d’émouvoir un large public sur le sort d’un capitaine innocent, condamné pour un faux prétexte parce qu’il était juif. Les images sont saisissantes de vérité car Méliès cherchait avant tout le réalisme, se passionnant pour l’Affaire et pour la victime. De son côté, le romancier Emile Zola va aussi se passionner pour l’Affaire, mais lentement, trois ans après que Dreyfus ait été condamné. Mais l’emballement se fait comme un boomerang. « J’accuse », l’article qui passe au crible tous les coupables au sein de l’armée et de l’Etat, paraît le 13 janvier 1898 et lui vaudra un an de prison.
Une comédie qui met le courage à l’honneur
Julien Delpech et Alexandre Foulon font se croiser les trajectoires des deux téméraires, Méliès et Zola, par une succession de scènes qui projettent une myriade de personnages. Autour d’un bureau qui se transforme en table de travail ou en piano de bar, Romain Lagarde est un Zola formidable d’humanité et d’autorité, suspendu par le coeur entre deux femmes, la légitime, Alexandrine, à qui Sandrine Seubille prête sa présence frémissante et autoritaire, et Jeanne, lingère qui lui donna deux enfants, que Barbara Lamballais incarne avec une belle sincérité. Dans le rôle du magicien Mélies, Stéphane Dauch est plus que crédible, avec de la gouaille et de l’énergie à revendre. Antoine Guiraud ou Arnaud Allain, Armance Galpin et Thibault Saumin complètent cette talentueuse distribution et tous les comédiens, à un rythme d’enfer, nous racontent des petits bouts de cette histoire qui a percuté durant plus de dix ans la société française et européenne, provoquant des déchirures dans les familles entre dreyfusards et anti-dreyfusards.
Un théâtre vital et engagé
Générosité de la distribution, qualité de la scénographie métallique et des lumières chaudes, la mise en scène de Charlotte Matzneff, elle même comédienne, module avec bonheur le rythme, intensifiant l’émotion des scènes conjugales ou décalant avec fantaisie les séquences du tournage du film de Méliès. Quitte à le rendre un peu grand-guignolesque, et c’est tout ce que l’on peut reprocher au spectacle. Par ailleurs, la qualité des dialogues et la direction précise des comédiens, notamment en ce qui concerne Zola et son entourage féminin pendant l’Affaire Dreyfus, femme et maîtresse qui le soutiennent durant cette épreuve qui le contraindra à fuir à Londres pour purger sa charge pénale après son procès, avant qu’il ne meurt intoxiqué par du monoxyde de carbone dans son appartement parisien. Le spectacle fait vivre tout cela, la férocité de cette bataille pour la justice opposée à une vague d’antisémitisme dévastatrice, qui essaimera de manière tragique durant les années 1930 en Europe. Ces Téméraires sont vivants et nécessaires, et prouvent que le courage de lutter et de dénoncer l’injustice n’est jamais un vain mot.
Hélène Kuttner
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