Avignon Off : nos coups de cœur, dernier épisode et dernière semaine de réjouissance !
Pourquoi les femmes n’arrivent-elles pas à dire non ? Est-ce que la fabuleuse histoire d’amour de maman est véridique ? Comment parler de ce qui nous a détruit ? L’écriture suffit-elle à survivre ? D’ailleurs, sommes-nous tous vraiment des êtres humains ? Et la poésie, pourquoi nous est-elle nécessaire, parfois vitale ? Dans le Festival Off, quelques pépites pour répondre à ces questions avec des histoires drôles, cocasses ou terribles, rêves ou cauchemars de nos existences portés par des artistes très inspirés.
Celle qui ne dit pas a dit : le pouvoir de la parole
Au Théâtre des Lila’s, un nouveau lieu qui donne la parole aux créatrices, sous la houlette de Claire Ramiro, François Nouel et Romane Bernard, Sarah Pèpe, autrice, metteure en scène et comédienne, propose un texte épatant, drôle et percutant sur la difficulté pour les femmes de prendre la parole face aux hommes et aux institutions. Dans l’écrin chaleureux de la salle, elles sont trois femmes. Celle qui ne dit pas, Mayté Perea López, qui n’ose jamais prendre la parole, terrifiée par le qu’en dira-t-on et le courage qu’il est nécessaire d’avoir pour se mettre en avant, préférant donc le silence et l’ombre à la lumière de l’initiative. Celle qui dit, Sarah Pèpe, qui ose prendre la parole et la lumière, risque sa vie mais gagne la reconnaissance de ses camarades en ayant le front de s’imposer aux autres. Celle qui dit après, Sonia Georges, qui évalue d’abord les risques, jauge les conséquences et préfère suivre les autres, respecter l’autorité de celles qui savent. Entre Nathalie Sarraute et Raymond Devos, cette pièce à trois personnages sur le langage et son pouvoir joue sur les mots en même temps que sur les affects, en disséquant la politique de la domination masculine par le langage. Les comédiennes vives et alertes semblent les marionnettes d’une entreprise prédatrice qui impose à ses salariées un silence propice, dans des costumes aux couleurs vives dont elles se débarrassent en même temps qu’elles s’autorisent à affirmer leur identité. Mais comme avec le phénomène MeToo, le chemin qui mène à la parole est parfois difficile quand on est seule.
Théâtre des Lila’s, 17h
La brève liaison de Maman : une comédie new-yorkaise déjantée !
Les histoires les plus merveilleuses sont souvent révélées par des êtres que l’on ne soupçonnerait pas de les vivre. Ainsi, une maman proche de la fin, entourée pour l’occasion de ses grands enfants -mais on commence à comprendre qu’elle fait souvent leur croire que c’est la fin !- leur révèle un beau matin, dans le parc arboré de la maison médicalisée où elle est prise en charge, qu’elle a eu une relation extra-conjugale ! Un amant ! C’est ce que la nonagénaire très en forme révèle comme si elle avait volé une boite de chocolats, se plaisant avec un humour juif déconcertant à maintenir vivace le mystère, à brouiller les pistes, alors que ses deux jumeaux, lui nécrologue new-yorkais et gay, elle californienne et lesbienne, hésitent entre croyance et doute. Vraie ou pas cette histoire ? La grande comédienne Francine Bergé porte magnifiquement ce texte de l’auteur à succès Richard Greenberg, qu’elle a adapté avec Franck Pelabon et Eric Sanniez, en incarnant la vieille dame coquine. Isabelle Sarkier la met en scène subtilement, et dirige l’ensemble des comédiens choisis pour incarner cette comédie avec une évidence heureuse : Jean-Jacques Vanier apparaît en amant sorti des ombres de l’affaire Rosenberg en pleine guerre froide et d’anticommunisme ravageur, Frédéric Andrau campe ce fils préféré et sensible, que l’émotion de cette passion amoureuse bouleverse, et Anne Le Guernec interprète la sœur haut perchée, égocentrique et indifférente à tout ce qui ne la concerne pas. Dans des costumes raffinés et colorés, les comédiens s’amusent avec malice à camper ces personnages à l’imaginaire débridé et aux névroses coriaces. Pas très éloignés de nous, sans doute !
Petit Louvre, 15h50
J’avais ma petite robe à fleurs : la force d’un texte et d’une actrice
C’est un spectacle en forme de coup de poing, qui vous atteint en pleine face, en plein cœur, plus ou moins profondément selon la sensibilité de chacun. L’histoire d’une jeune fille qui a trois jours pour raconter son histoire face à une caméra, pour tenter le l’oublier. Il lui faut convaincre, étonner, sidérer, séduire, pour enfin participer au direct d’une émission de télévision, via une annonce passée sur les réseaux sociaux, et interagir avec les spectateurs. On est donc au début de ce processus, avec elle, dans son appartement partagé par une caméra présente non stop. Alice de Lencquesaing, dont la présence électrique a déjà brillé dans de nombreux films, est Blanche, dans sa solitude, son drame et sa mélancolie. Une jeune fille à qui rien de bon n’arrive, qui s’est un peu coupée du monde, mais qui tient à raconter son histoire de viol, qui eut lieu un soir d’été, alors qu’elle s’était fait suivre par garçons alcoolisés. Si le spectacle a une telle force, c’est que ce texte de Valérie Lévy inscrit cet acte traumatique dans une existence banale, dont chaque détail, justement, par son apparente insignifiance, revêt une puissance dramatique. Dans un décor sobre et contemporain d’Edouard Laug, la comédienne nous capte, regard brûlant ou absent, présence évanescente ou pesante, se racontant avec des mots ou avec des silences. C’est Valentin Morel, présent sur la scène avec une petite caméra, qui la filme, et les images de Guillaume Ledun en noir et blanc diffusées sur un écran multiplient les points de vue, permettant au spectateur d’accéder à l’intimité de l’héroïne mais aussi à la multiplication des axes et des points de vue qui ne permettent à aucun moment de le faire. Ce travail sur la vidéo, ici parfaitement réglé, est assuré par la mise en scène de Nadia Jandeau, en collaboration avec l’autrice, qui navigue de manière fluide entre cinéma et théâtre. Un spectacle beau, fort et dérangeant, qui nous poursuit par sa discrétion puissante et ne nous lâche plus.
La Factory, Théâtre de l’Oulle, 12h15
L’écriture ou la vie : sublime d’humanité
Comment survivre après l’expérience des camps ? Comment vivre sans oublier, sans étouffer sa mémoire ? Le 11 avril 1987, Primo Lévi, l’auteur italien de Si c’est un homme, choisit de se donner la mort. C’est à cette date même que le philosophe et scénariste Jorge Semprun, trente ans après son expérience au camp de Buchenwald, choisit de prendre la plume. Comme si son ainé, Lévi, par sa mort définitive, lui ordonnait en silence de rompre cette longue amnésie par l’écriture. « J’ai compris que la mort était à l’horizon de mon avenir », écrit Semprun, d’origine espagnole, qui a rejoint la France et les réseaux de résistance, notamment le groupe « Jean Marie Action », après la défaite des Républicains en Espagne. C’est en 1943 qu’il est arrêté par la Gestapo et déporté à Buchenwald. En 1945, lorsqu’il est libéré et revient dans la vie civile, il lui est difficile, presque impossible, de raconter. Durant un an, il tentera de mettre des mots sur l’horreur. Mais il faut vivre. L’Ecriture ou la vie n’est pas le récit chronologique de cette expérience, c’est le récit d’une expérience de la déportation qui laisse des marques indélébiles, des plaies béantes. Ce n’est pas seulement le froid, la faim, les sévices infligés pour déshumaniser des femmes et des hommes qui sont évoqués ici, c’est aussi la solidarité entre prisonniers, la rencontre avec son professeur de philosophie à La Sorbonne, Maurice Halbwachs, expirant dans ses bras. Ce récit magnifique d’humanité et d’humilité, qui s’attache à la vie par delà la mort, plein de paradoxes et de doutes, d’une finesse exemplaire, le comédien Jean-Baptiste Sastre le porte sur un plateau de théâtre avec la comédienne Hiam Abbass, masquée comme une ombre et chantant le Kaddish, chant des morts en araméen. Geza Rohrig, acteur hongrois, intervient lui aussi pour témoigner dans sa langue. Au loin, Caroline Vicquenault apparaît comme une vision fantomatique. Jean-Baptiste Sastre, colosse à la voix caverneuse, donne superbement chair à ce récit qui oscille entre passé et présent. Pour dire et raconter, encore et toujours. « De la liberté s’enracinent à la fois l’humanité et l’inhumanité » écrit Semprun. Il faut des artistes pour porter cette parole aujourd’hui et demain.
Théâtre des Halles, jusqu’au 26 juillet, 11h
L’armoire à poésie : le procès de l’imaginaire
Imaginez, vous êtes un respectable professeur de français à la retraite, vous menez une vie raisonnable en vous occupant des uns et des autres en leur envoyant des livres par un système d’ascenseur sur le balcon. Et un beau jour, sans crier gare, profitant d’une porte ouverte, deux jeune adultes débarquent chez vous, non pas pour vous voler, mais pour instruire votre procès ! En effet, Jennifer et Lucas, très tranquillement, vont déclarer à Mme Armand, leur ancien professeur de lycée en seconde, première et terminale, que cette dernière a tout simplement gâché leurs vies ! A force de fréquenter la fameuse « armoire à poésie » que Madame Armand ouvrait chez elle lors d’un atelier du soir, les deux jeunes gens ont perdu leur temps, alors qu’il fallait commencer à gagner sa vie. Ce résultat catastrophique est du à Aragon, Prévert et Baudelaire, sans oublier Apollinaire, Reverdy et Tardieu. Et si ce procès dissimulait une histoire d’amour fou ? On vous laisse deviner la suite, mais sachez que cette pièce de Jacques Forgeas, mise en scène par Denis Malleval, est un petit bijou d’intelligence et de fantaisie, interprété par Véronique Boulanger dans le rôle de la prof, Chloé Stefani et Baptiste Caillaud pour le jeune couple, épatants d’humour et de vérité. Derrière ce faux procès et ce faux prétexte, pointent la passion des mots, celle de l’imaginaire et de l’évasion par des histoires, des rêves, des hallucinations. Mais aussi la jalousie, le désir, la liberté. Face à la robotique et le langage numérique, voilà un spectacle tendre et savoureusement interprété, quelle fraîcheur !
L’Oriflamme, 11H30
Rinocerii (Rhinocéros) : Ionesco en roumain, épatant !
Dans le cadre de la saison dédiée à la Roumanie, Alain Timár, le directeur du Théâtre des Halles, présente une coproduction qu’il a menée avec le Teatrul Municipal « Matei Visniec » – Suseava (Roumanie) avec une mise en scène de la pièce de Ionesco et des acteurs de ce même théâtre. Ecrite en 1962, Rhinocéros décrivait, selon Ionesco, la contamination des peuples par le totalitarisme et la vision de la métamorphose d’êtres proches, contaminés par le nazisme ou toute forme de totalitarisme, qui transformait les humains en animaux sauvages. Cette fois, au 21° siècle, la contamination vient de notre consommation de marchandises qui nous rend avides et superficiels. La « rhinocérite » de Ionesco, c’est la maladie de l’argent roi qui règne en maître, normalisant les relations de pouvoir entre les êtres, dans cette mise en scène intelligente et vive d’Alain Timár, qui dirige à la perfection les comédiens roumains survoltés. L’espace est un grand cube tout blanc, comme le sont les open space actuels, et Jean, tiré à quatre épingles avec une cravate rouge écarlate, accueille son ami Bérenger, alcoolisé et débraillé. Le premier tente de faire rentrer dans le rang de la convenance le second, qui tend vers l’anarchisme soft, tandis qu’une brochette de secrétaires en goguette s’installe devant les écrans. On commente l’actualité, on tapote les claviers. Et le premier rhinocéros, sorte d’être sur deux pattes en forme d’obus, énorme et valsant comme un ballon de rugby, pousse son gros caddie. La pièce s’enchaîne ainsi à merveille en filant la métaphore du totalitarisme marchand, avec des comédiens merveilleux d’énergie et de talent, agiles comme des acrobates. Le ballet de caddies est à mourir de rire, les secrétaires burlesques, et Béranger trône en résistant au dessus d’une dizaine de caddies dans un supermarché. Le dernier humain, dites-vous ? Mais peut-on résister au système ? La pièce ainsi jouée, avec des sous-titres en français, révèle aujourd’hui son originalité, sa puissance symbolique, ironique, pour parler avec force de notre monde.
Théâtre des Halles, 11h
Hélène Kuttner
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