“Le Village des sourds”, puissante et émouvante ode au pouvoir du langage
Au Théâtre du Rond-Point, Léonore Confino, autrice, et Catherine Schaub, metteure en scène, créent un superbe spectacle porté par deux comédiens remarquables, Jérôme Kircher et Ariana-Suelen Rivoire. Un conte situé aux confins des pôles enneigés pour crier la soif de communiquer grâce aux mots en dépit d’une marchandisation dévastatrice. Ebouriffant.
Dans une yourte très loin de chez nous
Ils sont deux, perchés sur cette yourte enneigée et recouverte de peaux de bêtes, à communiquer par la langue des signes. Youma, quatorze ans, une vivacité fulgurante, incarnée par la fabuleuse actrice sourde Ariana-Suelen Rivoire, et Gurven, son ami, un adulte qui est aussi son interprète, joué magnifiquement par Jérôme Kircher. Elle parle et il traduit, tout en racontant aussi sa propre histoire. Comment toute petite, à Okionuk, elle a été sauvée de l’abandon social par un grand-père humaniste et professeur de langue des signes. Comment cette langue secrète lui permettait de penser et de rêver dans l’intimité d’un silence neigeux, mais de quelle manière, aussi, un mystérieux camion noir a débarqué un jour dans ce désert blanc pour y proposer un odieux marchandage. De superbes catalogues y vantaient des produits magnifiques, grille-pain dernier cri, voiture rutilante ou radiateur thermique, contre des mots. Eh oui, des mots dont chacun se débarrasserait comme monnaie d’échange, parce qu’ils ne sont plus utiles, qu’ils ne servent plus à rien.
Les mots ne sont pas à vendre
« Zeugma », « hypoténuse », « outrecuidance », « psoriasis », « anticonstitutionnellement » par exemple, sont à mettre à la poubelle pour se payer un grille-pain. D’ailleurs, il y en a plein d’autres qui ne servent à rien ! Pourquoi s’encombrer des mots, de locutions, d’expressions qui nous polluent la tête, qui nous permettent seulement de penser, de communiquer ou de rêver ? D’imaginer ou d’élaborer des idées ? Les marchands de biens matériels vont finalement transformer le modeste village en une cité moderne emplie de centres commerciaux, tandis que les enfants, les adultes, perdent progressivement la possibilité de se parler. Ou alors dans une langue trouée ! Seule Youma, du haut de ses quatorze ans, possède une langue de résistance, des mots sauvegardés comme des trésors qu’elle seule peut communiquer avec les autres, ou pas.
Acteurs formidables
Pour interpréter ce texte aux multiples ramifications, qui navigue du côté de la poésie et de l’amour des mots pour dire l’imaginaire, mais aussi du côté de la critique sociale qui ausculte tous les territoires riches de culture en proie à un appât du gain sans fin, appauvris par les besoins matériels, il faut des comédiens puissants. Jérôme Kircher et Ariana-Suelen Rivoire s’écoutent et se répondent en écho, en un duo de mots et de gestes, animés de mouvements de mains, de bouches et d’yeux, et c’est un moment d’harmonie et de musicalité saisissant. D’autant que le comédien incarne aussi les autres personnages, allant de l’un à l’autre avec une dextérité physique et verbale impressionnantes. La jeune comédienne est d’une émotion intense, drôle et malicieuse, habitant l’espace du plateau de manière solaire. La scénographie d’Emmanuel Clolus, la création sonore de R.Jéricho, les lumières de Thierry Morin et les costumes de Julia Allègre sont à la hauteur de cette création surprenante et puissante. Un spectacle que l’on peut voir à tous les âges, comme un conte lumineux d’intelligence.
Hélène Kuttner
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