Laurie Charles : “Je voulais ouvrir la femme à quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus politique !”
Exposée en ce moment au sein de la Galerie Myriam Chair pour l’exposition “Sortie de Corps”, Laurie Charles est une artiste belge qui a su témoigner, de sa place de femme mais aussi de son changement d’état de corps vis-à-vis de sa maladie, à travers son art. Cette artiste nous dévoile ainsi sa réappropriation de l’histoire en mettant en scène un monde de femmes, une sororité forte, ou encore une médecine domestique rassurante.
Rencontre avec une artiste inspirante, qui nous fait porter un autre regard, grâce à ses œuvres colorées, sur des sujets difficiles, toujours d’actualité.
Tu as commencé ta carrière d’artiste par de la vidéo puis tu es passée à l’aquarelle et au dessin, comment t’est venue cette transition ?
Les films ont été une grande période de ma vie puisque j’en ai fait pendant 8 ans. Le côté art plastique m’est venu assez naturellement, je créais déjà mes décors de films. J’avais donc une certaine pratique picturale en raison de mes films mais aussi, du fait, que j’ai pris des cours de dessin durant toute mon enfance. J’ai arrêté quand je suis entrée aux beaux-arts et je me suis concentrée sur mon travail cinématographique.
Un jour, on m’a demandé de travailler pour une performance et de faire un décor de fond, c’est comme ça que j’ai créé une toile en tissu et j’y ai cousu des formes, prenant l’idée du rideau mais en faisant une grande toile. J’ai peint dessus, en utilisant l’idée du collage avec plusieurs couches, ça a été ma première “vrai œuvre”. C’est à partir de ce moment-là que je me suis remise à peindre et à dessiner. Quelques temps plus tard, je suis tombée malade et cela m’a poussée à arrêter de faire des films, c’était une entreprise très fatigante : j’écrivais le scénario, je faisais le montage, je dirigeais les artistes et ça me demandait bien trop d’énergie. Je suis donc passée à la narration par le pictural, par la peinture.
Pour le dessin, c’est surtout venu pendant le Covid. Le fait que j’étais dans un petit espace, et que je n’avais pas de place pour créer, je faisais toujours de très gros projets : mes pièces textile faisaient entre 4 et 13 mètres donc c’était plus compliqué de travailler là-dessus dans un espace réduit.
Finalement, ce désir de picturalité se retrouvait déjà dans mes films : quand on les regarde, on y retrouve les mêmes palettes de couleur que mes œuvres actuelles, les acteurs pouvaient être très maquillés, il y a donc toujours eu un côté pictural dans mon travail. Finalement tous se recoupe dans mon travail, ce qui était sur mes toiles, deviennent des sculptures textiles en 3D et se retrouvent ensuite dans mes aquarelles.
Tu dessines beaucoup sur le corps, particulièrement sur celui de la femme, il y a une vraie empreinte féministe dans ton travail, comment en es-tu arrivée là ? Pourquoi c’est important pour toi d’évoquer cela dans tes œuvres ?
C’était déjà présent dans mes films, il y a toujours eu une tentative de réécrire l’histoire, de rendre la femme plus visible dans son histoire. Pour cela, je prenais des récits historiques ne mettant que des hommes en lumière et je mettais en scène ces récits en remplaçant les hommes par des femmes.
Quand je suis tombée malade, j’ai vraiment affirmé une pratique féministe. La maladie m’a permis de vraiment me rendre compte de l’histoire de la médecine et de la manière dont la femme a été considérée durant ces derniers siècles. Ça m’a permis de me rendre compte à quel point, la maladie c’était la femme. En tous cas, la femme a toujours été stigmatisée notamment avec l’hystérie et le principe que l’utérus soit source de maladies et de problèmes. Sans parler de toutes les violences qui ont été faites aux femmes et qui sont d’ailleurs encore d’actualité. Mon changement d’état de corps a donc rendu ma pratique bien plus militante, j’ai eu envie de parler de ma maladie et des changements de mon corps tout en dénonçant les violences médicales faites aux femmes dans l’histoire.
Et puis le fait que j’ai très vite été confrontée aux structures de pouvoirs et de soins où, effectivement, les femmes passent toujours au dernier moment, où il y a une vraie violence physique et psychologique dans les soins apportés aux femmes.
Cela étant, j’ai découvert des féministes américaines qui, dans les années 70, ont vraiment essayé de réécrire l’histoire de la médecine. Ça collait avec ce moment important de l’émancipation des femmes, et je pense sincèrement que le militantisme est collé a une histoire du sexisme ultra présent au sein du monde médical.
Tu parles beaucoup de ta maladie et cette dernière se retranscrit particulièrement dans ton travail, est-ce que tu es arrivée à trouver des vertus curatives dans ton art ? Comment tu te vois aujourd’hui vis-à-vis de ta maladie justement ?
La frontière entre l’art thérapie et l’art a toujours été très fine. Personnellement, je n’aime pas voir l’art comme quelque chose de thérapeutique. Je dirais plutôt que le fait de changer d’état, le fait d’être malade, ça m’a amenée à chercher dans des domaines très différents. De ce fait, cette maladie me permet de produire une autre facette de mon travail. C’est donc plutôt grâce à elle que mon travail a pu grandir différemment mais je ne dirais pas que mon travail a été thérapeutique.
Le côté thérapeutique je ne l’ai pas trouvé dans mes œuvres mais dans des domaines plus variés comme l’alimentation, ou des pratiques différentes de la médecine traditionnelle. Le fait de chercher à comprendre comment fonctionne le corps, ça a vraiment ouvert mon regard sur d’autres pans de la vie, notamment vis-à-vis de mon rapport au monde et à l’environnement.
C’était déjà là je pense, j’ai grandi dans la nature donc j’ai compris dès mon enfance que la nourriture, essentielle pour l’Homme, venait de la nature et qu’il fallait en prendre soin. J’avais donc une vraie conscience de la nature, qui s’est surement un peu perdue quand j’ai déménagé dans une grosse ville. Avec le temps, j’ai dû oublier mon rapport au corps et à l’environnement. Finalement, cette maladie m’a permis de me reconnecter avec les choses essentielles.
Du coup, je pense que mon travail est beaucoup plus connecté avec moi-même. Ma maladie m’a permis de comprendre que l’on pouvait ouvertement parler de soi ou du moins de se servir de son histoire personnelle pour créer mais aussi pour le rendre politique. Je voulais ouvrir la femme a quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus politique !
Dans ta série d’aquarelles Waiting Room, qui sera présentée lors de l’exposition Sortie de Corps, tu mets en lumière plusieurs salles d’attente. Comment t’est venue cette envie de témoigner de salles d’attente, lieu pourtant éphémère pour beaucoup ?
Les salles d’attentes sont des lieux où j’ai passé beaucoup de temps. Ce sont des lieux de transitions, ces lieux qui sont un peu délaissés, qui sont des lieux de passage. Il y a beaucoup de gens qui ont théorisé là-dessus : ça va du supermarché à l’autoroute. Pour moi, la salle d’attente, c’est vraiment un lieu où je passais une bonne partie de ma vie, donc c’est devenu un lieu intime, domestique. En plus, les salles d’attente se veulent une reproduction du monde domestique avec leurs petites plantes, comme si on était chez soi finalement. Je trouvais ça tellement étonnant toutes ces images sur les murs qui sont des photographies du Sud de la France ou des phares en Bretagne. Je ne sais pas, il y avait quelque chose de personnel, d’intime : c’était devenu une pièce de ma maison. Autant je dessine des pièces de la maison, du quotidien, autant, la salle d’attente c’était devenu un espace à moi donc j’avais envie de le mettre dans mon travail. D’ailleurs, il y avait une certaine forme de réappropriation puisque dans mes salles d’attente, il y a des images de mon travail. J’y ai mis de petites parties de mes peintures, soit un symbole, soit un organe. C’est comme une projection de ma pratique et ainsi, de mon corps dans ces salles d’attente.
Autre série importante, The Caregivers est une série de six aquarelles où tu mets en scène des femmes dans leur quotidien médiévale, toujours avec un rapport aux soins, au corps. On peut voir qu’il y a une véritable recherche de réappropriation féminine du corps médical. Pourquoi ce besoin de remettre la femme en élément central de son histoire ?
En fait, cette série parle du début de l’histoire. En effet, le Moyen Âge, c’est une période centrale avec l’histoire des guérisseuses. Je me suis rendu compte que dans toutes les gravures du Moyen Âge, la femme n’est pas présente ou du moins, pas du tout dans le champ de la médecine.
Je me suis donc inspirée de gravures médiévales existantes, qui représentent soit des scènes liées au médical, soit des scènes domestiques où la femme n’était absolument pas représentée. On ne pouvait retrouver la femme que dans les gravures de dissection anatomique et elle était sur la table de dissection.
Je me suis donc dit qu’il était important de réécrire cette histoire et c’est dans cette idée que j’ai remplacé ce qui était des figures d’homme par des femmes. Ça m’amusait aussi de créer cette communauté de femmes qui prennent soin les unes des autres, qui se retrouvent dans ce grand château. L’idée de mettre en image une véritable sororité me semblait primordiale au vu des gravures du Moyen Âge qui ne laissaient aucune place à la femme en tant que tel.
À mes yeux, il y a quelque chose de très contemporain dans les gravures du Moyen Âge. D’ailleurs, c’était particulier car j’avais même l’impression de retrouver mon propre style pictural. C’est comme si je me réappropriais mon style qui était déjà présent avant.
Au niveau du soin, c’est une première période particulièrement importante.
Mes œuvres témoignent vraiment de ce vivre ensemble entre femmes, de cette sororité mise à mal par le patriarcat. La sororité a été un point essentiel dans mon éducation puisque je n’ai vécu qu’avec des femmes. J’ai grandi dans une sorte de liberté entre femmes, à s’entraider, à parler ouvertement de nos problèmes, de notre santé, de nos petits soucis du quotidien. Je pense que c’était vraiment important pour moi de témoigner de cela dans mon travail.
Ton travail est actuellement exposé au sein de la Galerie Myriam Chair pour l’exposition Sortie de Corps. Qu’est-ce que t’évoque ce titre ?
Sortie de Corps ? C’est drôle parce que je fais tout l’inverse finalement. Moi je suis plutôt dans l’introspection du corps et donc, dans l’idée d’entrer dans le corps. J’ai une œuvre qui a été un peu charismatique dans mon travail, c’est une grande bouche avec deux pans de rideaux ; beaucoup de curatrices l’ont utilisée comme entrée de leur exposition avec cette idée de vraiment entrer dans le corps.
Je pense que la seule fois où je suis sortie du corps c’est quand j’ai peint une toile où mes organes ne sont plus en moi mais autour de moi.
Finalement, même si j’ai l’impression de faire l’inverse, ça ne m’empêche pas de sortir de mon corps de temps en temps dans une recherche plus profonde de ce que je suis en tant que femme, en tant qu’artiste ou en tant que personne malade.
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Propos recueillis par Tiphaine Conus
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