Rebecca Lasselin : “C’est tout un écosystème qui doit changer sa façon de concevoir la diffusion des spectacles à l’international”
Dans le cadre d’une semaine thématique intitulée “Comment la culture change le monde” animée par Lucy Decronumbourg chargée de production de la compagnie La Poursuite du Bleu, les étudiants de 5e année de l’ICART ont accueilli plusieurs professionnels engagés dans le secteur culturel. Rencontre avec Rebecca Lasselin, directrice exécutive et conseillère artistique de la compagnie R.B. Jérôme Bel.
Rebecca Lasselin travaille avec ce chorégraphe depuis 1997, avec une parenthèse de 11 ans, pendant laquelle elle a rejoint l’équipe des Laboratoires d’Aubervillers, puis dirigé l’Institut français du Japon à Yokohama. Depuis 2019, la compagnie ne prend plus l’avion. Cet engagement a engendré des changements dans la production, les tournées ainsi que la création en elle-même.
Bonjour, pouvez-vous nous parler du travail de Jérôme Bel ?
Jérôme Bel a commencé son activité en 1994. Il se fait notamment connaître avec Shirtologie en 1997, sa troisième pièce : le principe en est minimaliste, le danseur porte une série de t-shirts et les retire un à un. Les slogans, logos, marques figurant sur ces t-shirts deviennent des injonctions que l’interprète suit, comme une marionnette. Jérôme Bel montre avec ce solo l’aliénation que produisent le consumérisme et le capitalisme sur le corps.
Parmi ses pièces les plus récentes, on peut citer Gala, qui date de 2015 et tourne toujours actuellement. Elle réunit vingt danseurs sur scène, six professionnel.le.s et quatorze amateur.rices.s, qui représentent notre société dans toute sa diversité. Chacun.e amène sa danse, la partage avec les autres interprètes, avec pour principe qu’il n’y a pas de jugement et la conviction qu’il n’y a pas une danse plus émérite que l’autre.
Comment l’engagement écologique de Jérôme Bel a changé votre manière de travailler ?
Il est vrai que, quand cet engagement s’est concrétisé, en 2019, environ la moitié de l’activité de diffusion de la compagnie se faisait à l’étranger. Notre économie reposait donc beaucoup sur les tournées internationales. L’avion représentait le facteur le plus impactant écologiquement. Vous remarquerez qu’il n’y a pas de création de costumes dans les pièces de Jérôme Bel : les interprètes amènent leurs propres tenues ou on les trouve en friperies. Il n’y a jamais eu non plus de création de décors ou d’accessoires. C’est d’abord un choix esthétique, qui croise maintenant des considérations écologiques.
En 2019, l’empreinte carbone de la compagnie était de 54 tonnes eqCO2 par an. Aujourd’hui, elle est estimée à 1 tonne eqCO2 par an, avec un nombre similaire de dates de représentations à l’étranger.
Nous considérons toujours la mobilité internationale comme essentielle, les œuvres doivent voyager, rencontrer d’autres publics. Il a donc fallu trouver d’autres manières de produire et de diffuser les pièces.
La première année a été consacrée à repenser les tournées. Il a fallu expliciter notre démarche aux directeur.rice.s de lieux : pourquoi nous ne voyagerions qu’en train en Europe, pourquoi nous déploierons d’autres modalités de diffusion, par exemple, à travers la transmission à des équipes locales pour les destinations plus lointaines. Au fil du temps, le réflexe a été acquis de vérifier la faisabilité, la durée, d’un voyage en train ou l’existence de trains de nuit, avant de répondre à une invitation. Nous nous appuyons aussi beaucoup plus sur notre réseau de collaborateur.rice.s artistiques et de partenaires à l’étranger.
À quoi ressemble une tournée de Jérôme Bel ?
C’est le développement des vols low-cost qui a permis la mondialisation de la danse dans les années 1990-2000, avec pour corollaire la multiplication des représentations “one shot”, très polluantes. Aujourd’hui, en Europe, la compagnie est revenue à des tournées en train, avec des étapes. Une des tournées les plus exemplaires a été celle de la pièce Isadora Duncan en Scandinavie. Le spectacle été invité à jouer à Bergen en Norvège, à près de 3 jours de train de Paris, par un de nos fidèles partenaires. Nous avons travaillé ensemble à monter une tournée. Le directeur du festival de Bergen, Sven Birkeland, a contacté et informé du projet ses collègues en Scandinavie et j’ai cherché des partenaires sur la route, en Allemagne, à l’aller et au retour. On a ainsi réussi à monter une tournée avec sept lieux et quinze représentations sur quasiment trois semaines.
Quand il n’est pas possible de prendre le train, nous collaborons avec des chorégraphes et des interprètes sur place. Un protocole de remontage a été écrit pour les pièces de groupe
Gala et The show must go on. Il comprend une partition sous la forme d’une longue description de la pièce, des indications de remontage, de constitution du cast local, de production et des captations vidéo de plusieurs représentations. Jérôme ou l’un de ses assistant.e.s suit certaines des répétitions en visio. On pourrait parler d’une “relocalisation” du travail, les pièces pouvant être amenées à s’adapter au contexte culturel.
Est-ce que l’engouement médiatique autour de son engagement écologique dérange Jérôme Bel ?
Jérôme Bel se considère comme un activiste. Il revendique une démarche militante. Et le paramètre écologique est maintenant activé dans toutes ses pièces.
Que diriez-vous aux compagnies émergentes qui voudraient suivre votre modèle ?
Personnellement, je suis convaincue que nous allons être obligés, à moyen terme, de réduire les voyages en avion. Je ne peux donc qu’encourager les compagnies émergentes à le prendre en compte d’emblée dans leur modalités de production, de création et de diffusion.
Il y a aussi une plus grande conscience des problématiques climatiques, y compris chez les directeur.rice.s de théâtres et de festivals. C’est tout un écosystème qui doit changer sa façon de concevoir la diffusion de spectacles à l’international.
Propos recueillis par Claire Basseville, Thomas Laurent et Carla Novi
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