“Nixon in China” : la guerre froide débarque avec fureur à l’Opéra Bastille
La metteure en scène argentine Valentina Carrasco présente le plus célèbre opéra de John Adams, compositeur américain qui le premier conçut une œuvre sur des événements historiques contemporains. L’histoire incroyable de la rencontre entre Richard Nixon et Mao Zedong, en pleine guerre froide, à Pékin. Inspiré par les tournois de ping-pong qui caractérisaient aussi la diplomatie américaine de l’époque, le spectacle déploie une esthétique en rouge et bleu magistrale, au risque d’en surligner le réalisme avec des films documentaires de l’époque. Gustavo Dudamel, fin connaisseur de l’œuvre, dirige avec maestria l’orchestre et les chanteurs, dont Renée Fleming et Thomas Hampson qui composent un épatant couple présidentiel.
Personnages mythologiques
En 1972, en pleine guerre froide entre l’est et l’ouest, le président américain Richard Nixon décide, à l’instar des champions chinois et américains de ping-pong qui n’avaient pu se rencontrer qu’au Japon, à Nagoya, de partir en Chine pour rencontrer Mao Zedong. Cet événement, particulièrement spectaculaire à l’époque ou les deux camps se regardaient en chiens de faïence, avait été soigneusement préparé par l’intermédiaire d’Henry Kissinger pour résoudre la question de Taïwan. Et c’est un 17 février 1972 que Nixon et sa femme Pat s’envolent vers la Chine, considérée comme aussi étrange que la Lune, dans un objectif de pacification générale des relations entre les deux pays. C’est cet événement que choisit de mettre en musique John Adams, passionné par son époque, en 1987, sur un livret de la poétesse Alice Goodman et dans une mise en scène mémorable de Peter Sellars. Sa composition y est somptueusement cinématographique, avec des influences d’harmonies pop et jazz, des rythmes tout à coup syncopés, passant du mineur au majeur. Elle agit, dès le début de l’opéra, lors du prologue avec les choeurs préparant l’arrivée de l’avion présidentiel, comme une déferlante de vagues successives, envoûtantes, qui saisissent l’oreille et le cœur de manière récurrente, progressant avec des passages de vitesse évolutifs. Fluide et riche, elle reste d’un accès séduisant et facile.
Ping-pong
C’est le jeu de ping-pong qui sert de fil conducteur à la mise en scène, ouvrant le spectacle par un immense terrain de compétition où s’entraînent à un rythme effréné des dizaines de couples rivaux, des Américains en bleu contre des Chinois en rouge. Les comédiens sportifs échangent des balles à la cadence de la musique, selon un agencement plus que parfait, puisque les choristes, qui incarnent les 120 soldats des armées de terre de mer et d’air, en font partie. Une chorégraphie en bleu et rouge réglée au cordeau par Valentina Carrasco, experte dans la mise en scène de grosses productions en plein air et de nombreux opéras avec la formidable troupe catalane La Fura dels Baus. La scénographie stylise à merveille des scènes d’anthologie, avec l’arrivée non pas d’un avion pour transporter Nixon, son épouse et Kissinger mais d’un aigle géant aux couleurs de l’Amérique, aux yeux d’or fluorescent. Dès lors, avec la rencontre protocolaire avec Zhou Enlai, premier ministre de Mao et très habile négociateur, on passe des tables de ping pong au bureau de Mao, vieillot et rempli de livres, comme sur les photos officielles qui montrent Mao et Zhou Enlai, et Nixon flanqué du bon docteur Kissinger.
L’apport discutable des images réelles
La mise en scène ne se contente pas de reproduire et de styliser le réel, elle expose au spectateur ce qui se cache derrière les images lisses, les photos retouchées. Le livret d’Alice Goodman, extrêmement documenté et bien écrit, redouble d’ailleurs de causticité et d’ironie, en faisant des deux leaders deux rois de la comédie et du mensonge qui ne cessent de chercher à se plaire, tout en pensant secrètement dominer l’autre. Dans cette production, le bureau de Mao est situé au premier étage, tandis que dessous, dans un sous-sol glauque et enfumé, on brûle des piles de livres dans des fours. Le violon d’un musicien est aussitôt arraché et l’apparence littéraire et philosophique de Mao démentie par ce qui s’est déroulé durant la révolution culturelle : une mise à l’écart brutale des intellectuels et des musiciens, une annihilation physique des hommes et des moyens de culture et de réflexion. Cette mise en perspective, lorsqu’elle joue sur l’ironie et l’allusion, comme l’idée de remplacer les porcs et les soldats, les hôpitaux et les écoliers par des figures cartonnées, renforçant l’aspect carte postale d’un cliché que l’on vend, fonctionne à merveille.
Admirer Pat Nixon caresser les oreilles en carton des gentils porcs, avec un sourire de vraie candide, est un régal. Mais pourquoi donc avoir projeté sur grand écran des images de bombardement au napalm dans les campagnes chinoises, des scènes d’humiliation et de torture à l’égard de personnes considérées comme désobéissantes ou rebelles ? Pourquoi, avant la scène finale, avoir montré un extrait du film documentaire de Murray Lerner De Mao à Mozart qui retrace le voyage en Chine au lendemain de la révolution culturelle du grand violoniste Isaac Stern ? On le voit en discussion avec un vieux professeur de conservatoire devant ses élèves alors que sa vie a été brisée par la révolution maoïste. Cette intrusion soudaine du réel, dans un opéra historique mais dont le livret, ouvertement poétique et humoristique, va bien au delà, n’est pas nécessaire et alourdit le spectacle.
Un casting de rêve
Hormis ces incursions lourdes dans la réalité répressive de la révolution culturelle chinoise, il y a dans ce spectacle des trouvailles réjouissantes. Tel ce dragon chenille tout rouge, qui passe et repasse, mû par plusieurs danseurs, dans un jardin visité par Pat Nixon, à laquelle Renée Fleming prête sa voix enchanteresse, suavement veloutée. Cette scène qui montre l’épouse de Nixon, chevelure blonde à la poupée Barbie et manteau rouge écarlate, s’extasier sur tout ce qu’elle voit avec une candeur généreuse, est tout simplement magnifique car elle est interprétée par Renée Fleming avec une troublante sincérité. De même, le Nixon de Thomas Hampson, baryton à la prestance théâtrale et à la diction parfaite, est exemplaire. D’abord parce qu’il tient durant près de trois heures un rôle principal, et que sa ligne de chant, son énergie et son sens dramatique ne faiblissent pas. Ensuite parce que, sans doute très bien dirigé, il compose avec beaucoup de justesse et d’intelligence un personnage qui pourrait facilement tomber dans la caricature et le ridicule. Nettement plus démonstratif, le Kissinger de l’excellent Joshua Bloom en fait des tonnes dans la roublardise et la duplicité, comme pour se donner de l’importance auprès des Chinois. John Matthew Myers est parfait en Mao, présence imposante et timbre à la gravité chaleureuse, et Katleen Kim prête à Mme Mao sa fine silhouette et ses aigus superbes, coupant comme des lames ou ruisselant comme l’amour. Le Zhou Enlai de Xiaomeng Zhang paraissait lors de la première un peu effacé du point de vue musical, mais sans doute sa présence et sa projection gagneront en puissance. Quant aux trois secrétaires de Mao, Yajie Zhang, Ning Liang et Emanuela Pescu, elles rivalisent de talent et de malice dans des trios très réussis. Du côté des chœurs, le travail assuré par Ching-Lien Wu est tout simplement remarquable de tenue et de vélocité. Dans la fosse, Gustavo Dudamel retrouve son orchestre, et c’est un bonheur total, une générosité et un sens du détail à saluer. Bravo.
Hélène Kuttner
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