“Le Moine noir” embrase la Cour d’Honneur du Festival d’Avignon 2022
Au fil de près de trois heures de spectacle total, le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov propose une adaptation très personnelle d’une nouvelle méconnue de Tchekhov avec la troupe internationale et magistrale du Théâtre Thalia de Hambourg. Un spectacle d’une maîtrise scénique impressionnante qui peut aussi égarer certains spectateurs en manque de lisibilité.
Stop War
C’est ainsi que s’achève cette création mondiale du Moine noir, portée par vingt-deux artistes d’origine russe, allemande, lituanienne, américaine, française, géorgienne, lettonne, philipine et arménienne, saluant devant l’immense affiche rouge du Thalia Theater où se dessinent ces mots exigeant la paix. C’est peu de dire que la présence de Kirill Serebrennikov, cinéaste et metteur en scène à l’engagement radical, assigné à résidence durant des années à Moscou pour de fausses accusations et ses prises de position pro LGBT, qui vient de s’exiler à Berlin, était attendue lors de cette première avignonnaise balayée par le mistral. Présent depuis plusieurs années au Festival de Cannes, avec cette année un dernier film très remarqué, La femme de Tchaikovski, cet artiste total de 52 ans a développé depuis de nombreuses années un travail intime de direction d’acteurs avec ses étudiants, d’abord au sein du Studio 7, puis au Centre Gogol de Moscou qui deviendra, jusqu’en 2021, une véritable plate-forme expérimentale d’art contemporain. Le Moine noir tient de cette fascinante exploration du travail sur les mots, sur les idées, liant les sons, les images, la musique et le chant pour parvenir à une polyphonie totale.
Horticulture
La nouvelle de Tchékhov tient sur une trentaine de pages. Kovrine, un professeur d’université surmené, décide de prendre du repos en retournant, sur l’invitation de Tania, la fille de son ancien tuteur Péssôtski, dans leur magnifique propriété à la campagne. La magnificence de la maison et du jardin, que le père de Tania entretient avec la passion d’un horticulteur hors-pair, avec l’obsession du détail géométrique et une connaissance scientifique de chaque tige, fleur, germe ou plante, finit par l’ennuyer et il est soudain saisi par des visions hallucinatoires : celles d’un moine noir flottant sur les champs de seigle, celui-là même qui lui était apparu dans de veilles légendes ou dans un songe, voyageant en Afrique ou en Asie. « Tu es du petit nombre de ceux que l’on appelle en toute justice les élus de Dieu. Tu sers la vérité éternelle. Tes pensées, tes intentions, ta science étonnante et toute ta vie portent le cachet divin, céleste, parce qu’elles sont consacrées au raisonnable et au beau, c’est-à-dire à ce qui est éternel. » lui dit ce fantôme au visage maigre et blanc. Ce qui se joue dans cette courte nouvelle, c’est la tension entre une vie « ordinaire » et l’esprit supérieur appelé « le génie », qui peut souvent conduite à la folie. Le héros, épuisé par sa quête d’un monde idéal, basculera dans la folie, puis dans la mort. Le romantisme noir de Dostoïevski, oscillant entre le bien et le mal, Dieu et le Diable, irrigue cette mystique nouvelle et inspire à Serebrennikov une multiplication de points de vue qui vient diffracter le texte.
Cérémonie initiatique
On suit ainsi le parcours du héros selon quatre points de vue qui viennent s’inscrire selon des cercles lunaires sur la muraille minérale du Palais des Papes, tandis que des projections vidéos agrandissent le visage saisissant de chaque comédien comme pour en sonder les folles abîmes. Mirco Kreibich, Odin Biron et Filipp Avdeev incarnent tout à tour ces héros saisis par le doute et la folie comme des marionnettes happées par un pacte faustien diabolique, face à Bernd Grawert qui joue le vieux père. Du côté des filles, Viktoria Miroschnichenko et Gabriela Maria Schmeide campent alternativement Tania jeune et âgée. Les personnages évoluent sur l’immense plateau où trônent trois cabanes de bois serties de film plastique, qui représentent des serres végétales, où s’entassent les chanteurs et les danseurs habillés grossièrement, comme des ouvriers en 1860. La répétition de l’histoire ainsi mise en scène n’apporte pas grand-chose à la compréhension de l’oeuvre, mais elle prend une forme magistrale avec l’apparition du moine noir qui se démultiplie en une profusion de silhouettes en longues jupes sombres, chantant des chants grégoriens et dansant une ronde chamanique. Lumières psychédéliques, cercles projetés comme des satellites qui dessinent une énergie tantrique, inspirée du bouddhisme, la scénographie anime ses fureurs de sons et d’images pour explorer le dérèglement des sens et de l’esprit. Le spectacle est total, et on peut ainsi dire que le metteur en scène a réussi son pari en occupant l’espace et en le faisant vibrer d’une superbe manière, interrogeant notre rapport à la vérité, au rêve et à l’art. Certes trop longue, voici pourtant une belle signature artistique inaugurale, mystique et très personnelle.
Hélène Kuttner
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