Romina De Novellis en 3 œuvres d’art – Jury du Prix ICART Artistik Rezo
Romina De Novellis, artiste contemporaine et anthropologue, compte plus d’une corde à son art : performances, tableaux vivants, installations, vidéos, photographies sont autant de médiums que son corps investit. D’origine italienne, diplômée de la Royal Academy of Dance of London, elle s’installe à Paris pour mener une thèse doctorale en anthropologie à l’EHESS. Suite à un accident de la route, elle glisse de la danse vers les langages plus hybrides des arts plastiques et de la performance, utilisant son corps comme une ethnologue au service de l’art. Fondatrice d’une association consacrée à l’autisme et aux “corps tordus”, elle est aussi à l’origine de la résidence artistique DOMUS, à Galatina. Femmes, saintes, filles, icônes de la vie quotidienne… les figures qu’incarne Romina De Novellis naissent d’un processus de recherche et d’engagement social auprès des peuples de la Méditerranée. Aujourd’hui, en tant que membre de jury du Prix Icart Artistik Rezo, elle se prête au jeu du portrait chinois Artistik.
Romina, pouvez-vous vous décrire en deux œuvres d’art ?
C’est compliqué parce que dans mes créations, tout me représente. Mais si je devais en choisir une ce serait Arachne, fruit d’un travail à la fois anthropologique, sociologique et politique, avec un rendu très conceptuel et minimaliste qui me représente bien. C’est une performance qui a pris la forme d’une marche dans la région des Pouilles en 2018. Cette région de l’extrême sud de l’Italie a dans le passé et jusque dans les années 60, connu un phénomène de femmes “rebelles” dont la légende raconte qu’elles avaient été piquées par la tarentule en travaillant dans les champs. La piqûre leur provoquait de graves crises convulsives qu’on associait à l’hystérie. Ces femmes allaient alors à Galatina, sur la place de la chapelle, pour implorer la grâce de Saint Paul qui, dans la croyance chrétienne, soigne les blessures venimeuses. Cela donnait lieu à des performances publiques où les spectateurs venaient partager cette douleur, cette souffrance, mais aussi un véritable esprit de rébellion face à la société : la condition intime de ces femmes rappelait celles d’autres femmes et hommes présents sur la place, qu’elles avaient le courage de manifester à travers ces crises.
Après une enquête ethnologique et anthropologique et le fruit d’un an de travail sur le terrain, où j’ai pu rencontrer toutes les associations du genre féminin – femmes violées, femmes battues, droits des femmes, femmes migrantes, associations LGBTQ… -, je leur ai proposé de marcher à mes côtés pendant 14h et presque 70km depuis Galatina jusqu’à la pointe de l’Italie, rencontrer des femmes venues de l’autre côté de la Méditerranée et remontant le pays en sens inverse. Cela représente la reconquête d’un territoire qui a été violé d’un point de vue humain, écologique, genré, politique, sociologique et intime ; mais aussi la réhabilitation de ce phénomène de femmes “rebelles” qui, une fois tombé entre les mains des intellectuels, a été camouflé derrière du folklore et des croyances paysannes. Cette marche est un soin qu’on fait pour nous, pour notre histoire et notre environnement. Sa réalisation ultime prend la forme d’une vidéo exposée au MAC VAL.
Comme deuxième œuvre, je m’éloigne volontairement des arts plastiques et du langage de la performance en choisissant un film italien. La cinématographie italienne m’inspire beaucoup. À mon sens, c’est souvent le dernier témoin de la représentation symbolique et synthétique de la culture italienne. Je pense à Mimi métallo blessé dans son honneur dans sa traduction française, un film de Lina Wertmüller de 1972 qui raconte une histoire d’amour entre une femme ouvrière de Bologne et un homme, ouvrier aussi, d’origine sicilienne. C’est un classique du cinéma italien, mais ce n’est pas un Fellini non plus. La réalisatrice étant une femme, on l’a toujours considéré comme un film d’essai, d’auteur, très pointu et mineur.
Ce qui m’intéresse dans cette histoire, c’est d’abord l’émancipation d’une femme du Nord, indépendante et fière, qui malgré l’époque des années 70 témoigne déjà d’une fracture sociale considérable avec les femmes du Sud : leur pauvreté économique et culturelle, l’embarras de leurs corps, ces paysannes qui devenaient esclaves d’un système capitaliste basé sur l’industrie comme l’était ma famille maternelle. Souvent, je choque les spécialistes du colonialisme, des problèmes de racialisation et des genres en disant que les hommes et les femmes du Sud étaient considérés comme une race inférieure. Cette racisation n’était pas seulement relative à la question du genre, mais bien géographique, dont la Méditerranée est encore et toujours victime. Ce n’est donc pas simplement un film sur l’Italie des années 70 mais sur le problème interne d’un pays, qui s’est généralisé entre les continents : comment accueillir les gens du Sud en tant qu’Occidentaux ? Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’Italie est aujourd’hui au centre de l’accueil des migrants. L’Italie est devenue en quelque sorte le Nord de l’Afrique.
À vos yeux, quelle œuvre illustre au mieux la thématique “Lien.s” retenue pour cette 14e édition du Prix ICART Artistik Rezo ?
La Veglia, ou La Veillée en français, est une œuvre que je répète régulièrement depuis 2011 dans les appartements de collectionneurs privés ou dans certains espaces liés à l’art contemporain. Cette œuvre est née de l’expression “tisser un fil rouge”, métaphore latine utilisée aussi en Italie, qui a une connotation très colorée et pourtant invisible. Je l’ai transformée en une grande installation de fils rouges que je mets en place à l’intérieur des maisons. Ces fils construisent une sorte de métier à tisser qui se tient de façon très fragile et éphémère d’un bout à l’autre du mur ; il n’y a pas réellement de structure. Une fois tirés, les fils créent une paroi qui sépare mon corps nu des corps des spectateurs. L’hôte qui accueille la performance peut inviter tout son réseau, ses amis, sa famille. Il peut organiser un événement pour célébrer l’entrée de la performance dans sa collection. Les invités mangent, boivent… tout ce qui se passe dans le cadre d’une veillée funèbre ou d’une veillée à la vie, où l’on attend que le corps fasse son cheminement.
Je suis agenouillée de l’autre côté du fil, je construis l’installation quelques jours avant la performance, et le jour J, à midi, je me sépare des invités pour me placer de l’autre côté, près d’une ou plusieurs fenêtres. Je me mets alors à faire des nœuds, tirant sur les fils qui glissent d’un côté à l’autre du mur comme des serpents. Ce geste répété les fait descendre petit à petit, ce qui devrait permettre à mon corps de se libérer de cette prison et ainsi rejoindre les autres corps à la fin de la journée. Mais la méthode est tellement lente qu’au bout d’une dizaine d’heures, la barrière de fils est toujours très haute et mon corps emprisonné. Je demande alors de ne surtout pas allumer la lumière artificielle. Puis, pendant le coucher du soleil, mon corps disparait dans la pénombre avec ceux des spectateurs. Pour moi, c’est une œuvre poétique qui pose une réflexion sur les liens de la famille, de l’espace intime, et toutes sortes de relations personnelles, intimes et familiales qui peuvent créer de la souffrance. Le lien est quelque chose à couper et pas forcément à garder. Ou alors, le laisser disparaître par lui-même.
Propos recueillis par Baudouin Vermeulen
Retrouvez l’exposition du Prix ICART Artistik Rezo du 26 au 27 mars 2022 sur Fluctuart.
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