“Le Rouge et le Noir” : création totale au romantisme noir
La superproduction de l’Opéra de Paris se donne enfin au Palais Garnier après une année d’attente pour cause de COVID. Quatre ans de préparation intense pour cette création mondiale du chorégraphe Pierre Lacotte qui signe, en même temps que le livret, les décors et les costumes. Un ballet à la puissance dramatique théâtrale et au romantisme ardent, sur une partition de Jules Massenet, portée par des danseurs magnifiques. Pour tous publics.
Une oeuvre testamentaire
Le Rouge et le Noir est l’une des oeuvres classiques les plus étudiées par les lycéens de France. Dans ce copieux chef-d’oeuvre en deux parties, Stendhal y peint la trajectoire ambitieuse d’un jeune garçon pauvre, nourri aux idéaux de la philosophie et du droit, qui deviendra précepteur dans une famille de grands bourgeois dont il séduira la maîtresse de maison. Après la romance passionnelle, le déshonneur d’une dénonciation enverra le jeune Julien au séminaire pour purger très durement sa peine. Son deuxième emploi, chez un riche marquis, l’engagera à épouser sa fille, jusqu’au moment où une deuxième calomnie l’enverra aussi en prison, puis sur l’échafaud. La réussite de ce spectacle tient en grande partie à la passion du chorégraphe pour cette histoire d’amour et d’ambition, et pour des personnages au trait ciselé d’une finesse d’orfèvre.
« Chaque rôle semble tisser sa toile pour capturer sa proie »
Le livret du ballet se découpe donc en 16 tableaux, de la scierie paternelle du Doubs tenue par le père de Julien à la mise à mort de Julien sur l’échafaud, découpés selon trois actes qui enchaînent les principales scènes du roman. Lacotte a appuyé son livret sur un choix d’une vingtaine d’oeuvres musicales de Jules Massenet (1842-1912), dont le Kyrie, qui ont été orchestrées et adaptées par Benoît Menu (Grand Prix Sacem de la musique symphonique). Violons romantiques à souhait pour chanter les émotions, grosses caisses, jeux de cloches et cymbales pour faire rouler les tambours et sonner les églises, bassons, clarinettes, cors et hautbois pour intensifier l’intrigue et faire couleur locale, un orchestre riche et varié, dirigé par Jonathan Darlington, sculpte l’espace et caractérise les scènes en donnant à chaque personnage un thème musical.
Une plongée dans le roman
En miroir de la musique, somptueuse et chatoyante, les décors signés par le chorégraphe, qui s’est inspiré de vraies gravures d’époque, rivalisent de finesse historique. La maison de Verrières en Franche-Comté, avec dépendances et chevaux, l’appartement décoré de luxe baroque du Marquis de la Mole, le séminaire et ses murs glacés en forme de tombeau noir, la place de Besançon ou le couperet va tomber au milieu d’une foule dense. Tout y est, avec des passages filmés de cavalcades équestres. Les costumes, aussi, sont de toute beauté, avec une mention spéciale pour le champs de bataille où de rutilants soldats en rouge et blanc enfourchent des chevaux imaginaires.
Une chorégraphie au classique stylisé
La chorégraphie de Pierre Lacotte emprunte à tous les ballets qu’il a redécouverts et remontés, de La Sylphide à Giselle, Ondine ou La fille du pharaon. Grand spécialiste du ballet romantique auquel il a dédié sa vie, il connaît parfaitement le ballet russe pour avoir chorégraphie au Bolchoï ou au Kirov de Saint-Petersbourg. La grâce de son langage chorégraphique obéit à la pureté et à la rigueur classiques auxquelles il adjoint des audaces modernes pour certains tableaux, ceux des prêtres ou des soldats. Mais la chorégraphie n’est jamais simplement esthétique, elle exprime toujours une action ou une émotion, dans une narration simple qui s’approche parfois de la pantomime d’un film muet, avec une expressivité marquée pour chaque personnage. Lors de la seconde représentation, et alors que Mathieu Ganio s’est blessé lors de la première, Hugo Marchand irradie de majesté et d’élégance dans le personnage de Julien Sorel, excellant dans les fouettés et les pirouettes qu’il effectue avec ses immenses jambes. Ce danseur athlétique et longiligne, qui éblouit par sa technique et son engagement physique, est aussi un excellent comédien, sauvage et brûlant de mystère. Dorothée Gilbert, dans la deuxième distribution, met son incarnation dramatique vibrante au service de Mme de Rênal, tragique victime d’une passion dévorante. L’étoile y est bouleversante de folie et d’amour, d’une noblesse et d’une grâce totale et il faut l’admirer se pâmer dans la scène où, dans un simple déshabillé de tulle rose, elle se pendra au cou de celui qui la perdra. Dans cette distribution, Roxane Stojanov est diaboliquement cruelle dans le rôle d’Elisa, la jalouse servante, Bianca Scudamore campe superbement la fière Mathilde, toute en fausse innocence et en minauderie. Stéphane Bullion-Rênal, Audric Bezard-Chélan, Camille Bon-La Maréchale, Pablo Legasa-Castanède sont tous parfaits dans la composition de leurs personnages avec des scènes d’ensemble où les danseurs, une centaine, sont excellents. Un pur bonheur que ce retour aux classiques.
Hélène Kuttner
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