Démons démultipliés à la Comédie-Française
Dans une scénographie saisissante qui démultiplie les points de vue et fragmente les relations sociales, le metteur en scène anversois Guy Cassiers s’attaque à l’œuvre démoniaque de Dostoïevski pour en accentuer la folle dérive des personnages. Les comédiens du Français sont tous remarquables, mais il n’est pas certain que cette perspective éclaire beaucoup ce titanesque roman.
Famille je vous hais
Dans une vieille demeure aux fenêtres blanchies par une neige battante, une bande d’anciens s’opposent à de jeunes révolutionnaires nihilistes qui veulent faire exploser les codes religieux, l’autoritarisme du Tsar et la hiérarchie des fonctionnaires. Il y a là Stépane Trofimovitch Verkhovenski, incarné par Hervé Pierre, intellectuel enjoué, follement amoureux de sa protectrice Varvara Pétrovna Stravroguina, une riche propriétaire terrienne, incarnée par Dominique Blanc, mais tous deux ont des enfants qui n’entendent pas se contenter du calme et de l’ennui bourgeois. Le fils du premier, Piotr, campé par Jérémy Lopez, est un rebelle agité, ambitieux, qui souhaite fédérer tous ses amis à la cause nihiliste avec une violence achevée. Son meilleur ami Nikolaï, le fils de Varvara, joué par Christophe Montenez, promène sa gueule d’ange et son charisme de séducteur en faisant tomber toutes les femmes, dont Dacha (Claïna Clavaron) jeune protégée de Varvara, et surtout Maria, une pauvre égarée que Nikolaï a épousée en secret, jouée admirablement par Suliane Brahim.
Marasme et manipulation
Trois écrans verticaux, en forme de portraits d’époque, projettent le visage des acteurs en gros plans, tandis que sur le plateau ces mêmes comédiens tournent le dos au public. Les comédiens accomplissent donc leurs déplacements et leurs mouvements à l’opposé des interactions avec leurs personnages, en faisant appel à des techniciens pour les raccords des bras ou des jambes. Finalement, chacun joue seul, comme face à une caméra cachée, dans la mise en scène de Guy Cassiers qui souhaite nous révéler les affres d’une déconstruction psychologique et sociale. Comme si le nihilisme, que brandissent en choeur les jeunes gens enflammés, à l’image de l’activiste Netchaïev, auteur en 1869 d’un meurtre mémorable, se traduisait par cette mise en fragments, en éclats, d’une réalité morcelée et déjà totalement décomposée, en route vers le néant.
Troupe de choc
Alexandre Pavloff, Christian Gonon, Stéphane Varupenne, Jennifer Decker, Serge Bagdassarian complètent avec un formidable talent ce casting de choc, qui assume la complexité de dissocier projection vidéo et mouvements réels avec une sonorisation. Cette sophistication, qui perdure tout au long des deux heures et trente minutes du spectacle, ne facilite pas l’appréhension du propos par le spectateur. Visuellement, la virtuosité est présente, mais il n’est pas sûr que le spectateur y gagne en compréhension, notamment en ce qui concerne l’antagonisme entre les générations. Du coup, l’image grossie des visages qui se fondent en un seul, à la toute fin du spectacle, annonce aussi l’échéance d’un totalitarisme multiforme qui a un effet glaçant.
Hélène Kuttner
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