“La plus précieuse des marchandises” : du grand Grumberg
Au Théâtre du Rond-Point, le metteur en scène Charles Tordjman poursuit un compagnonnage de longue date avec l’auteur Jean-Claude Grumberg dont il crée le dernier texte, un conte pour grands enfants qui se déroule dans une forêt polonaise en 1942. La limpidité du conte tisse ses réseaux d’ironie et de fatalité, et les comédiens nous suspendent à leur souffle dans une scénographie acrobatique. À voir d’urgence.
C’est une histoire toute simple, totalement inventée, dont l’auteur dit qu’elle est invraisemblable. C’est évidemment archi-faux, puisque comme toutes les histoires de Jean-Claude Grumberg, l’histoire tragique de la Shoah y plante ses griffes, plus ou moins trempées de miel. L’auteur qui s’y connait en Histoire, sait aussi que le négationniste et la désinformation ont planté leurs graines nauséabondes, et il se plaît à jouer le vrai contre le faux, le réel contre la fiction, avec des éléments qui sont naturellement entièrement véridiques.
Il s’agira donc d’un couple de pauvres bûcherons, Pauvre Bûcheronne, jouée par la lumineuse Eugénie Anselin, et Pauvre Bûcheron qu’incarne l’excellent Philippe Fretun, en quête de vie et de gaieté dans une campagne glacée de froid, en Pologne, où un nouveau train de marchandises commence à passer. Sur le plateau, la scénographie est faite de rails de chemins de fer amoncelés, architecture métallique qui dessine une route périlleuse pour les comédiens qui y inventent quelques escales au fils d’échos tragiques ou miraculeux. C’est ainsi qu’un beau jour un bébé emmailloté dans un châle de prière leur tombe dans les bras, jeté d’un train par ses parents, pour sauver une vie.
Une minuscule jumelle, extraite des bras de sa mère qui garde son jumeau, par jeune père qui sait que le terme du voyage familial aboutira à la mort, ou du moins aux travaux harassants pour les plus résistants des juifs déportés. Sauvé de la neige par la Bûcheronne, le bébé fera finalement la joie d’une femme sans enfant, au grand dam de son mari qui l’agonit d’injures contre ce peuple de « sans coeur ». Pour l’heure, il lui faut trouver du lait en pleine guerre. Il y a des perles de drôlerie dans ce conte tricoté avec une ironie glacée, des allers retours émotionnels sidérants, alors qu’un fantôme féminin (Julie Pilod) apparaît au centre d’un écran peuplé de paysages incrustés. La vidéo, le son au relief habité, les couleurs noires et rouges habitent de bruit et de fureur ce spectacle saisissant qui crie la vie en invitant des fantômes dans son voyage.
Hélène Kuttner
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