“Comme tu me veux” ou la fascination des apparences à l’Odéon
Au Théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig monte l’une des dernières pièces de Luigi Pirandello, alors que le dramaturge italien s’exile à Berlin, en 1929, avec la jeune actrice Marta Abba. Au croisement de deux pays gagnés par la dictature fasciste, la pièce dessine le fascinant destin d’une inconnue qui ne cesse d’échapper aux fantasmes des uns et des autres. Choé Réjon l’incarne superbement dans une mise en scène d’une éblouissante clarté.
D’une décadence à l’autre
Nous sommes à Berlin dans les années 20, et la ville grouille de liberté, de provocation et de sexualité débridée. L’écrivain en vogue Carl Salter, incarné par le machiavélique Claude Duparfait, ne cesse de manipuler sa maîtresse, une danseuse de cabaret, qu’il souhaite dominer sans le pouvoir, alors qu’elle-même n’échappe pas à la pression affective de la fille de l’écrivain, Mop, et au siège amoureux d’une flopée de prétendants qui envahissent l’appartement. Stéphane Braunschweig a cerné le plateau nu et miroitant de lourds rideaux de velours vert, suprême provocation théâtrale, comme pour signifier que la transgression des codes, des usages, de la vérité et de la morale serait le fil conducteur d’un récit qui ne cesse de perdre le spectateur. Qui est cette brune héroïne qui semble dominer sa sensualité en donnant à chacun sa part de fantasme ? Et pourquoi un dénommé Boffi, avec son maquillage intriguant de photographe mystérieux (Sharif Andoura) pense-t-il reconnaître la jeune femme qui serait en vérité Lucia, la femme de son ami Bruno ?
Un asile de fous en Vénétie
Chloé Réjon incarne avec une grande maîtrise ce personnage de femme morcelée, tiraillée entre deux mondes, amnésique de sa propre histoire car donnée pour morte par sa propre famille. Devant un écran de ruines causées par la première guerre mondiale, le personnage d’Elma-Lucia est le visage des femmes violées, sacrifiées, massacrées par les soldats de l’armée austro-hongroise dans le Nord de l’Italie. Arrachée à son amant berlinois, elle acceptera donc de rejoindre son mari Bruno en Vénétie où l’attendront la tante, Annie Mercier, fabuleuse et monstrueuse, et l’oncle, Alain Libolt, provinciaux à la raideur bourgeoise, auxquels elle s’offre en robe blanche de fiancée dans un salon au faste mussolinien. Pour comprendre que les retrouvailles en Italie avec son mari, dix ans après, n’obéissaient qu’à des intérêts financiers et des questions d’héritage. Pirandello complexifie l’histoire en ramenant en Italie l’amant berlinois flanquée d’une jeune internée, formidable Cécile Coustillac, qu’il dit être la vraie Lucia ! Qui croire ? La littérature, la fiction, le théâtre, nous souffle l’auteur, qui eux n’imposent aucune vérité. Car ce personnage de Lucia, la lumière, symbolise justement cette liberté de penser et d’agir hors de toute prison du réel. Métaphore du théâtre, et de l’art en général, la pièce multiplie les pistes et les faux-semblants comme les strates d’une explosion qui laisse le spectateur soufflé.
Hélène Kuttner
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