Carmen Mariscal : “Mon travail tourne toujours autour des thèmes de la fragilité, de la mémoire et du confinement”
Carmen Mariscal, artiste toujours sensible aux questions liées à la construction de l’identité de genre, interroge des phrases et objets chargés de mémoire afin d’explorer les mécanismes de construction du soi en liant l’intime au collectif.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours artistique ?
J’ai eu une formation académique classique, avec des études d’histoire de l’art ainsi que de peinture et de gravure, deux techniques que j’ai pu perfectionner en travaillant auprès de plusieurs artistes mexicains dans leurs ateliers. À l’âge de 22 ans, quand j’étais étudiante, j’ai eu un accident de voiture dans lequel je me suis fracturé la colonne vertébrale et j’ai été alitée pendant très longtemps à l’hôpital.
Cet événement a marqué un tournant dans ma pratique artistique. Le matériel hospitalier, comme les draps blancs, les radiographies et le métal ont beaucoup influencé mon travail. J’ai commencé à utiliser du métal dans mes œuvres, en rappel des divers instruments médicaux que j’ai pu observer pendant mon hospitalisation et j’ai utilisé des photographies avec des transparences qui me faisaient penser aux radiographies.
J’ai également réalisé des boîtes qui rappelaient les cabinets de curiosités gardant des objets précieux mais qui pouvaient aussi être des espaces où l’on mettait les spécimens à analyser dans les laboratoires. Ce qui m’intéressait, c’était d’allier ces matériaux froids et scientifiques avec une expérience de l’intime, et quelque part, ce rapport entre le vécu et l’observation ne m’a jamais quitté, c’est ce qui se retrouve souvent dans ma pratique, jusqu’à aujourd’hui.
Après mon accident, j’ai continué mes études de peinture à la Central Saint Martins School of Art and Design, à Londres, puis à la Winchester School of Art où mon travail de fin d’études consistait en une installation où l’on pouvait observer des photographies de visages de femmes de ma famille imprimées sur du tulle transparent. À l’époque, il n’était pas possible de faire ces tirages en numérique je les ai réalisés avec la technique de la lithographie. Il s’agissait de photos imprimées sur des voiles qui me rappelaient la trace du visage du Christ sur le Saint-Suaire, au même temps que l’impression sur tissu blanc évoquait pour moi également l’hôpital où j’avais passé des longs mois.
Quelque part, dans ce projet universitaire les thématiques qui m’ont toujours traversée se faisaient déjà sentir : la question de la trace et de l’absence, mais aussi la question de la transmission de la mémoire familiale et de l’identité féminine. Ces interrogations se sont confirmées un peu plus tard lorsque j’ai utilisé la robe de mariée de mon arrière grand-mère, qu’elle m’avait offerte avant sa mort, dans l’installation- performance La mariée mise en abyme. A partir de là, j’ai commencé à travailler avec des objets chargés de mémoire et à réaliser des projets de photographie, d’installation et de vidéo dans des lieux privés et publics, toujours autour des thèmes de la mémoire, de l’enfermement et de la fragilité.
Comment ces thèmes restent-ils présents dans votre œuvre ?
Ils sont toujours présents, d’une manière ou d’une autre. Souvent, les œuvres émergent d’un objet chargé de mémoire qui m’interpelle, et elles sont la réponse à un dialogue avec celui-ci, comme la robe de mariée de mon arrière-grand-mère, dont j’interrogeais les motivations de son mariage et la vie de mère de famille formatée qui en a découlé. D’autres fois, les œuvres sont issues d’idées ou de phrases toutes faites qui nous sont répétées depuis l’enfance, qui sont gravées dans notre mémoire et qui, inconsciemment, façonnent notre façon de voir le monde. Parfois, je pense que les objets et les phrases que nous entendons nous conditionnent. Par exemple, Calladita te ves más bonita (Sois belle et tais-toi) est un dicton que nous entendons au Mexique depuis l’enfance et qui délégitime la parole des filles et des femmes tout en encourageant un idéal féminin basé uniquement sur l’apparence physique. Il me semble important de pointer du doigt et de déconstruire ce genre de phrases qui semblent inoffensives, mais qui ont des conséquences terribles pour la construction identitaire de ces jeunes filles.
D’autres fois les thèmes comme celui de l’enfermement ou de la fragilité proviennent des expériences vécues soit par moi-même soit par d’autres femmes. Par exemple prise de conscience de la vulnérabilité du corps qui a commencé pour moi à l’hôpital s’est prolongée en transposant ce vécu à d’autres situations, comme celui de la violence conjugale, celui de l’imposition du mariage et de la maternité pour les femmes, ou même celui du vécu de la guerre (cf. The Beautiful Place, 2018).
De quoi parle votre série photographique Coiffes ? Que vous voulez transmettre ?
Cette série est la suite d’une réflexion autour de la notion de frontière. Étant née aux États-Unis mais ayant grandi au Mexique, cette dualité ainsi que des rapports entre ces deux pays est quelque chose qui a toujours été présent pour moi. Le fantasme de la frontière entre le Mexique et les États-Unis est omniprésent dans l’imaginaire collectif des Mexicains, mais je n’avais jamais vu la frontière de mes propres yeux avant les années 2000, lorsque je me suis rendue à Tijuana pour la première fois. À mon retour de Tijuana, j’ai commencé à créer des œuvres sur la frontière, non seulement sur la frontière entre les pays mais aussi sur les frontières, entre les êtres humains, c’est-à-dire les frontières invisibles que la société nous impose, ainsi que la frontière entre notre corps extérieur et notre être intérieur, et pour moi le fil barbelé représentait bien la complexité de ces rapports.
Entre protection, menace, paranoïa sécuritaire et volonté de contrôle, le fil barbelé s’apparente pour moi à différentes formes de domination. La série Coiffes exprime bien cette dimension à double tranchant : symboles de pouvoir et de dérive autoritaire, ces coiffes sont aussi des couronnes d’épines, qui, dans leur connotation religieuse, expriment bien la souffrance —tant émotionnelle que physique que les frontières, qu’elles soient réelles ou symboliques, peuvent causer.
Quelles sont les sources d’inspiration pour votre installation La esposa esposada (L’épouse menottée) ?
La série La esposa esposada (L’épouse menottée) est née de mon étonnement lorsque j’ai réalisé que l’espagnol est la seule langue dans laquelle le mot “esposa” désigne à la fois les menottes, utilisées pour attacher les criminels, et la femme mariée. Ce projet spécifique a commencé par ma réflexion autour de ce mot, mais à l’époque où je travaillais sur la robe de mariée de mon arrière-grand-mère, j’avais déjà créé des pièces avec des menottes. Un jour, je me suis dit que j’aimerais créer une robe qui, de loin, aurait l’air d’être une belle robe de bal, qui attirerait le regard et semblerait être faite de dentelle mais qui, lorsqu’on s’en approcherait, révélerait qu’elle est faite de petites menottes accrochées les unes aux autres.
J’ai créé deux robes, avec 1 500 menottes chacune. Mais le projet n’était pas seulement l’objet en lui-même, je voulais des témoignages de femmes de tous âges et nationalités, avoir leur ressenti sur cette robe-piège et savoir avec qu’elle idée du mariage elles avaient grandi. J’ai travaillé avec une équipe fantastique et avec des associations de femmes qui voulaient participer au projet. Je leur ai demandé de rentrer dans la robe et je les ai photographiées. Au choc visuel de cette robe qui n’est pas ce qu’elle semble être correspondaient les récits désenchantés de ces femmes sur la dure réalité du mariage comparé au conte de fées qu’on leur avait vendu depuis leur enfance.
Ces femmes vivaient toutes en France mais venaient de différents pays comme le Cameroun, la Syrie, le Pakistan, le Mexique, la France et autres. J’ai enregistré leurs voix et avec Chloé Catoire qui est créatrice du son au théâtre, nous avons réalisé une installation sonore, un dialogue entre les voix de toutes ces femmes. Le résultat est un témoignage collectif sur l’idée du mariage dans différentes sociétés, allant de l’enfance volée au mariage forcé, en passant par la pression sociale pour se marier, à la violence domestiques pour certaines. Dans cet échantillon de destinées individuelles, c’est une nouvelle réalité du mariage qui émerge, mais surtout une leçon de courage et une prise de conscience collective sur le fait que, peu importe d’où nous venons ni ce que nous avons vécu, les expériences du mariage sont similaires et la voix d’une femme est celle de toutes les femmes.
L’oppression des femmes est un sujet récurrent dans votre œuvre, aussi présent dans Calladita te ves más bonita (Sois belle et tais-toi). Qu’est-ce qui vous a poussé à créer cette série ?
Pour la série Calladita te ves más bonita (Sois belle et tais-toi) j’ai demandé à 80 femmes de mettre leur rouge à lèvres préféré et de faire une empreinte de leur bouche sur un papier. A partir de ces portraits anonymes, réduits à la fois à une supposée essence de la femme (un baiser avec du rouge à lèvres) mais aussi à l’instrument de l’affirmation de soi (la parole à travers la bouche) j’ai ensuite cousu les bouches de différentes manières et j’ai également enregistré leurs voix dans une installation sonore que j’ai réalisée avec Chloé Catoire. Le résultat ressemblait à une cacophonie, une voix essayant de faire taire l’autre qui essaye d’en faire taire une autre, de la même manière dont la société tente de faire taire les filles dès leur enfance en cachant leur voix sous un autre discours qui s’impose. Leurs plaintes, leurs revendications, leurs idées sont ainsi entendues, mais jamais écoutées, comme un fond sonore sans importance.
Mais je m’interroge aussi sur la masculinité normée ; je voudrais un jour faire un projet à propos de l’impossibilité pour les hommes de parler de beaucoup de sujets considérés comme féminins, mais qui en réalité sont universels (sentiments, faiblesses, doutes… ).
L’idée de votre installation la plus récente, Chez Nous, montrée à la Place du Palais-Royal, émerge de la symbolique des cadenas des ponts parisiens. Qu’est-ce qu’ils représentent pour vous ? Comment l’œuvre sensibilise-t-elle aux violences domestiques ?
Comme j’ai vécu pendant de nombreuses années à Paris, j’avais souvent l’habitude de marcher sur les ponts de Paris, et à chaque fois, je ressentais une sorte d’attraction et de répulsion quand je voyais les cadenas attachés sur les ponts. D’un côté, je les trouvais beaux, avec leur scintillement au soleil et leurs formes colorées, mais je me disais aussi que l’action d’attacher un cadenas à un pont comme façon pour les amoureux de sceller leur amour et d’ensuite jeter la clé dans la Seine me semblait associer l’amour à une prison. Cette idée m’a trottée dans la tête pendant des nombreuses années. J’avais envie de faire quelque chose avec ces ponts si symboliques pour la ville. Il m’a fallu six ans pour obtenir l’autorisation, tous les permis et le financement pour construire enfin la sculpture.
Finalement cette maison de 4,8 tonnes a vu le jour. Elle a été inaugurée le 12 mars à 18h et à 20h le Président de la République, Emmanuel Macron annonçait les premières mesures du confinement. Elle aurait dû être vue par 800 000 personnes, mais au final c’est dans une place vide, désertée par les touristes et les habitants, que cette sculpture solitaire nous rappelait aussi l’enfermement qu’on vivait chacun dans nos foyers. En revanche elle a été très présente sur les réseaux sociaux et cela a créé un dialogue qui était très intéressant aussi.
Avec l’équipe de travail de Chez Nous, Lassla Esquivel et Camila Melo nous avons créé une collecte des fonds pour deux associations, l’une au Mexique et l’autre en France, pour les femmes et les enfants, victimes de violence au foyer. C’était aussi l’occasion de sensibiliser à la violence de genre dans l’espace domestique, et sur le comment la maison, synonyme de protection, peut aussi être un lieu d’enfermement et d’oppression. Ces questions que soulève la sculpture Chez Nous sont très ancrées dans l’actualité, car les chiffres de violence de genre en France et au Mexique ont beaucoup augmenté avec la pandémie et l’enfermement. La maison a donc trouvé beaucoup de résonance et a pu générer plus de dialogue autour de cette problématique qui me préoccupe depuis nombreuses années.
Avez-vous un projet en cours dont vous voudriez nous parler ?
Mon plus grand projet maintenant est un doctorat au Royal College of Art à Londres que j’ai commencé en septembre. C’est une recherche pratique et théorique qui aura pour résultat la rédaction d’une thèse, mais aussi la réalisation de quelques sculptures et installations.
Mais j’ai toujours d’autres projets en cours, par exemple en septembre dernier j’ai créé une scénographie pour la pièce de théâtre Mary Sidney alias Shakespeare, mise en scène par Aurore Evain qui a été présentée au public l’été dernierce qui était un miracle — et elle sera rejouée ces jours-ci, sans public, mais ce sera enregistrée et diffusée. Et puis en ce moment je collabore avec Aurore à la création de la scénographie d’une autre pièce de théâtre : Marie de France.
Les œuvres des séries Chez Nous et La esposa esposada sont présentées actuellement dans l’exposition individuelle de Carmen LE CIMETIÈRE DE L’AMOUR à la galerie Frédérick Mouraux à Bruxelles jusqu’au 27 février. Plus d’informations sur : www.frederickmourauxgallery.com/
Pour suivre le travail de Carmen Mariscal, je vous invite à visiter son compte Instagram et son site web.
Propos recueillis par Maria Bitar
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