Hayat Nazer : “Quand nous ne sommes pas dans la rue, l’art proteste en notre nom”
De volontaire, à employée de l’ONU, à artiste militante, Hayat Nazer, avec sa voix et ses œuvres, représente une génération déterminée à apporter de profonds changements socio-politiques au Liban.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’aimais faire deux choses : la peinture et le dessin, et le bénévolat. J’ai commencé à être volontaire à l’âge de 13 ans dans différentes ONG. J’allais dans les régions les plus pauvres du Liban, dans le nord, près de ma ville natale, Tripoli, où j’ai vécu pendant mon enfance, maintenant je vis à Beyrouth. Étant si jeune, c’était très difficile pour moi de voir tant de souffrance, et je me souviens avoir regardé le ciel et demander à Dieu : “Quand je serai grande, quoi que je fasse dans ma vie, je veux y retourner et essayer d’aider à réparer cette situation.” Lorsque j’ai obtenu mon diplôme universitaire, j’ai commencé, par pure coïncidence, à faire du bénévolat aux Nations Unies dans le cadre d’un stage, puis j’ai trouvé un emploi. J’ai travaillé avec eux aux Émirats Arabes Unis, puis au Liban, suivi d’un projet pour les réfugiés syriens au ministère libanais des affaires sociales, qui a été mon dernier emploi. Après plusieurs années de travail, j’ai commencé à sentir que tout ce que je faisais était bureaucratique, alors j’ai quitté mon travail parce que je ne pouvais pas vraiment faire le changement que je voulais. C’était difficile au début, de quitter mon travail et de ne pas avoir d’autres projets. Je savais que j’aimais l’art mais je n’ai jamais pensé que je serai une artiste parce que dans ma société et je pense que partout dans le monde, ce n’est pas facile du tout, personne ne te soutient. Je n’ai pas appris à le faire, j’ai juste commencé à m’exprimer sur la toile comme un moyen de guérir. J’avais un dilemme en moi, me rappelant que quand j’étais enfant, mon rêve était toujours d’avoir un but dans la vie, d’ajouter de la valeur à ce monde et d’aider les gens. Je me suis donc demandé comment j’allais faire pour apporter un changement, même petit, par le biais de l’art.
Lorsque la révolution a commencé, j’ai ressenti le besoin d’aller dans la rue avec cette très forte envie de peindre à nouveau, alors j’ai mis mes pinceaux et ma peinture dans mon sac à dos et je suis allée dans la rue pour protester tous les jours. J’ai commencé à peindre sur mon corps, sur mon visage et sur mes mains, puis j’ai eu envie de faire des graffitis parce que je sentais que les murs et les rues étaient nôtres. J’ai alors commencé à témoigner de la révolution pour les manifestants, les médias, la police et le gouvernement, avec des graffitis. Puis, j’ai commencé à remarquer que de nombreux médias internationaux, comme la BBC, France 24 et d’autres, s’intéressaient beaucoup à ce que je faisais. J’ai réalisé qu’à travers l’art public, le street art, nous pouvions sensibiliser les gens à ce qui se passe au Liban, à la douleur que nous ressentons et aussi l’écrire dans l’histoire, en préservant ces moments à travers l’art.
À cette époque-là, la place des Martyrs était comme chez moi, je ne me suis jamais sentie aussi Libanaise et aussi patriote que pendant la révolution. Ensuite, des manifestants pro-gouvernement ont détruit les tentes où nous dormions. J’ai voulu en faire un phénix, car cela représente beaucoup pour moi sur le plan personnel, car chaque fois que je me sens déprimée, comme cela nous arrive à tous, le phénix me rappelle toujours que nous nous relèverons. Je voulais leur dire qu’ils ne pouvaient pas nous briser et à mon peuple, les Libanais, de ne pas perdre espoir, et leur donner du pouvoir. Je voulais le faire avec une sculpture, mais je n’en avais jamais fait, je ne savais pas comment, ce qui était difficile. Un soudeur m’a dit qu’à cause du métal de mauvaise qualité, c’était impossible mais j’étais très déterminée, pourtant il m’a fallu quelques jours sans savoir quoi faire.
Le 22 novembre, jour de l’Indépendance, je me suis réveillée et j’ai vu que ces gens pro-gouvernement ont brûlé Le poing de la révolution. Je me suis levée et j’ai dit que ce jour allait être le jour de la naissance du Phénix. C’était fini, nous ne pouvions plus les laisser nous briser. Je suis allée dans la rue, sur la place des Martyrs, très confiante dans le fait que je ferais Le phénix, et maintenant je ris parce que j’étais folle de croire que je le ferais, bien que je ne savais pas comment.
Comme c’était le jour de l’Indépendance, un jour de congé, les gens étaient venus de tout le Liban pour participer à cette journée nationale que nous, les manifestants, organisions, alors que le gouvernement organisait la sienne. Les gens m’ont vu enlever les métaux des tentes, me demandant pourquoi je le faisais, et quand je leur expliquais, cela se transformait en un discours de motivation que je ne sais pas comment il sortait de moi, je le faisais simplement et les gens voulaient aider, me demandant quoi faire, je ne sais pas comment mais j’ai commencé à donner des instructions. Nous n’avions pas de matériel, nous avons trouvé des cordes et nous avons commencé à attacher les métaux ensemble. Soudain, une centaine de personnes de tous âges m’ont aidé et Le phénix s’est effectivement levé ce jour-là. Il a fallu dix jours pour le terminer et pour moi, c’était une sorte de miracle parce que je sais que je ne savais pas comment j’allais commencer et que je ne savais pas que les gens allaient venir m’aider, mais c’était tellement magique pour moi, cela a changé ma vie et m’a fait croire que lorsque vous avez une volonté, il y a un moyen.
Malheureusement, cette année, un an plus tard, les pro-gouvernement ont complètement cassé Le phénix, ils ont cassé les ailes et ils ont volé la tête et l’ont brulée. C’est aussi leur déclaration nous disant que la révolution était terminée et de rentrer chez nous, ce qui m’a brisé le cœur.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Chaque fois qu’il se passe un événement très fort, je ressens un besoin énorme de faire de l’art parce que pour moi, parler ou crier ne suffit plus. J’ai cette nécessité de créer quelque chose qui peut crier plus haut que ma seule voix. L’art est devenu la forme de protestation la plus forte que je puisse faire parce qu’il reste, les images restent, quand nous ne sommes pas dans la rue, l’art est là. L’art proteste en notre nom, surtout pendant cette période de COVID-19, quand nous sommes dans nos maisons, les œuvres d’art sont là pour continuer la révolution.
Comment est-ce que Le phénix de la révolution a eu une influence dans votre carrière ?
Je ne savais pas que je pouvais créer une sculpture ou un graffiti et c’est seulement grâce à ce sentiment, dû à la révolution, que j’ai soudain senti que cette petite fille en moi qui demandait à Dieu de l’aider à opérer un changement un jour, avait la possibilité de le faire enfin. Ma seule arme est l’art, parce que c’est ce que je peux faire. Je voulais montrer au peuple libanais que lorsque nous sommes unis main dans la main, de tous les sexes, de toutes les religions, de tous les âges et groupes sociaux, nous pouvons construire un phénix à partir de déchets. Nous pourrions faire une grande déclaration qui donne beaucoup d’espoir, de pouvoir et de force aux gens. Je voulais utiliser cela au profit du peuple, de la révolution, du changement que je voulais faire. Je ne pensais pas à être une artiste ou à être exposée aux médias ou quoi que ce soit, tout ce que je voulais, c’était une prise de position, une prise de position pacifique mais aussi politique très forte.
Quand les médias ont commencé à m’interviewer et à prendre des photos de mon street art, Le phénix a eu une grande visibilité internationale à l’époque. Je me suis rendu compte que le dilemme que j’avais avant la révolution entre vouloir être artiste mais aussi penser que l’art ne pouvait pas faire le changement que je voulais était faux. J’ai vu des gens parler du Liban et de la révolution partout dans le monde, dans les magazines politiques et sur les médias sociaux, ainsi que du Phénix, non seulement comme une belle œuvre d’art, mais surtout comme une forte déclaration. C’est alors que j’ai réalisé que l’art peut apporter un changement et que c’est ce que j’ai toujours voulu faire. J’ai donc mélangé mon rêve et mon talent en un seul, qui est d’apporter un changement par l’art.
Comment le fait que les gens participent en fournissant des matériaux apporte-t-il de la valeur à votre art ? Comme on peut le voir avec The People’s Tree.
Pour ce projet, j’ai demandé aux gens de m’envoyer des casseroles de chez eux avec leurs noms et leur région d’origine. De nombreuses personnes ont participé non seulement avec Le phénix, mais aussi avec cet arbre de Noël, et puis aussi le jour de la Saint-Valentin, quand nous avons créé Le cœur de la révolution. Quelques jours auparavant, la police a commencé à nous lancer une énorme quantité de bombes lacrymogènes et à nous étouffer, c’était très dur. J’ai commencé à collecter ces bombes qui nous tombaient sur la tête avec l’intention de faire une autre déclaration pour montrer ce que le gouvernement nous faisait. Plusieurs personnes ont commencé à m’aider en collectant ces bombes lacrymogènes, puis la police a confisqué trois grands sacs de ce que nous avions rassemblé, en m’interdisant de faire de l’art avec. Je l’ai posté sur Instagram et ceux qui le pouvaient ont commencé à les collecter et à me les apporter. J’ai fait un cœur, dont la moitié était faite de bombes lacrymogènes et l’autre moitié de pierres jetées par les manifestants à la police. Il était également fait de fils de fer barbelé qui étaient utilisés pour nous faire du mal et nous interdire l’accès au Parlement. La révolution n’était plus pacifique, elle est devenue très violente, ils ont tué plusieurs manifestants et j’ai écrit les noms de ces martyrs sous le cœur et la date à laquelle ils ont été tués.
En plus d’avoir participé aux œuvres précédentes, de nombreuses personnes ont également contribué à des projets sur la COVID-19, pour la femme du port appelée Hayat Mindamar, ainsi que pour l’arbre de Noël de la défense civile réalisé avec leurs équipements et leurs uniformes déchirés et brûlés. C’est pourquoi je demande toujours aux gens de participer parce que c’est beaucoup plus fort quand ils croient en mon art et qu’ils y participent. En collaboration est la façon dont nous allons reconstruire notre pays. C’est aussi le contraire de ce que fait notre gouvernement. Ils le détruisent, avec l’explosion, en déchirant nos tentes et en nous lançant des gaz lacrymogènes. Ils brisent mais nous, le peuple, nous construisons, nous rendons les choses belles, c’est notre identité. Je préfère toujours créer ensemble parce que ce n’est pas seulement ma déclaration, c’est la nôtre, c’est nous.
La statue de Lady Hayat Mindamar est rapidement devenue une icône de l’explosion du 4 août à Beyrouth. Quelle est l’histoire derrière cette sculpture ? Quel a été le processus, que représente-t-elle ?
Quand l’explosion s’est produite, je ne pensais pas à l’art, la première chose qui m’est venue à l’esprit était que je devais aider les gens, leur donner de la nourriture, les aider à rentrer chez eux. J’ai formé un groupe de volontaires, via les réseaux sociaux, pour aller nettoyer les maisons mais je ne voulais pas jeter le verre et les matériaux cassés dans les rues parce qu’elles étaient déjà pleines, un désastre. J’ai commencé à mettre ces débris dans de grands sacs et je les ai ramenés chez moi en sachant que j’allais créer quelque chose à partir de cela. Je pensais à Beyrouth et j’ai senti qu’elle était comme une femme, une femme belle, forte mais fragile qui donne la vie parce que toute personne qui serait venue à Beyrouth, avant sa destruction, aurait été émerveillée par elle, par l’amour de la vie qu’ont les Libanais et par leur énergie. C’est ce que nous sommes, même après toutes les difficultés et les obstacles que nous rencontrons, nous voulons toujours vivre.
La sculpture de Hayat Mindamar, qui signifie “vie qui renaît des cendres”, a une cicatrice sur un côté de son visage, ses cheveux soufflent encore dans l’air comme si l’explosion se produisait encore et sa main, trop fatiguée pour être soulevée, se rend. Sa jambe est immobile, incapable d’avancer. En dessous, l’horloge que j’ai trouvée dans la rue s’était arrêtée à 6h07. La moitié de Hayat Mindamar représente l’explosion en cours, elle n’est pas terminée, nous sommes toujours traumatisés et nous ne sommes pas capables de nous en remettre. Nous ne pardonnerons pas et nous n’oublierons pas. L’autre moitié de Hayat Mindamar, regarde vers l’avenir, la main levée, portant la flamme ou le drapeau. Sa deuxième jambe est pliée comme si elle commençait à avancer. Cela signifie que l’autre moitié veut se relever, veut vivre, veut avancer, marcher et continuer. Ce dilemme montre exactement comment nous nous sentons, nous ne sommes pas à 100% rétablis. La moitié d’entre nous souffre encore à cause de l’explosion, et l’autre moitié veut vivre.
Malheureusement, j’ai dû l’enlever du port parce que Le phénix était détruit et j’avais peur qu’ils la détruisent et la brûlent aussi. Au Liban, l’art n’est pas apprécié comme il l’est dans d’autres pays. Ce que vous faites est important aussi, vous diffusez le message et préservez ces œuvres d’art inscrites dans l’histoire.
Avez-vous des projets dont vous voudriez nous parler ?
Je veux créer une énorme réplique de la statue de Hayat Mindamar ainsi qu’un centre culturel et d’exposition sur le port. Ce mémorial sera un centre de changement où nous pourrons sensibiliser et éduquer les gens car notre problème est que nos politiciens veulent que nous restions dans l’oubli, dans l’obscurité sur ce qui se passe. Nous devons changer cela par l’art, c’est pourquoi ma prochaine mission est de créer ce mémorial et cette réplique. Je veux que ce soit un endroit où le changement se produit, où des emplois peuvent être générés, parce que l’économie est un désastre et je veux que ce soit un endroit qui apporte de l’aide aux gens.
Souhaitez-vous ajouter autre chose ?
Je voudrais demander aux gens de participer et m’aider à construire ce mémorial de la façon dont ils le peuvent. Ce n’est pas encore prêt, je dois faire l’étude mais plus tard, si beaucoup d’expatriés libanais et d’étrangers donnent un dollar, c’est possible. Le mémorial ne serait pas construit par le gouvernement, mais par les gens, ce que j’aimerais beaucoup pour qu’ils puissent en faire partie, ce qui en fait la beauté du projet. Je suis sûre que le gouvernement essaiera de m’en empêcher, mais si j’ai le pouvoir du peuple, ensemble, nous pouvons y arriver. Lorsque j’en saurai plus sur le projet, je le publierai pour que les gens soient au courant.
Je voudrais aussi dire que mes peintures sont disponibles sur mon site. Si vous en achetez une, un pourcentage sera versé à la cause de votre choix. Vous pouvez faire un don au Children’s Cancer Center, à la reconstruction de Beyrouth ou à toute autre ONG que vous souhaitez.
Suivez l’actualité de Hayat Nazer sur son compte Instagram et son site web.
Propos recueillis par Maria Bitar
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