Margaux Brugvin : “Il y a une demande de vrai contenu sur l’art”
Tous les dimanches soirs sur Instagram, nombreux sont les amateurs d’art qui attendent leur bouillon culturel. Ils le trouvent sur le compte Instagram de Margaux Brugvin. Des portraits d’artistes femmes y sont présentés de façon ludique. Autour d’un échange, nous avons essayé de comprendre sa démarche.
Tout d’abord, peux-tu nous présenter ton parcours jusqu’à aujourd’hui ?
J’ai étudié l’Histoire de l’art à l’Institut Catholique de Paris puis à l’École du Louvre. C’était des années merveilleuses mais aujourd’hui j’ai beaucoup de choses à redire sur la façon dont les cours d’Histoire de l’art sont dispensés en France… En premier lieu, même s’il m’a fallu très longtemps pour m’en rendre compte, je trouve assez choquant qu’en cinq ans je n’ai pas étudié une seule artiste femme ! J’ai ensuite travaillé en galerie, puis dans une foire d’art contemporain, avant de me détourner du marché de l’art et de travailler pendant quatre ans dans la communication digitale. Je savais que j’allais revenir à l’art mais je voulais occuper une place où je me sentirais vraiment utile. J’ai mis quelques années à la trouver.
Comment t’est venue l’idée de créer du contenu sur Instagram ?
J’ai tellement aimé étudier l’art, mes amis et ma famille sont tellement intéressés quand on visite des musées ensemble et quand je leur raconte ce que j’ai appris et les questions que les œuvres me posent que j’étais persuadée qu’énormément de monde pourrait être passionné s’il existait du contenu facilement accessible, qui soit à la fois aussi agréable à écouter qu’une bonne histoire et qui soulève des questions, pousse à la réflexion, à se faire son propre avis… Mais je ne me sentais pas capable de créer ce contenu, je n’en avais pas le temps et j’avais un peu peur de m’exposer sur Internet. Pendant le confinement, j’ai perdu plusieurs missions, il me fallait un projet pour ne pas sombrer dans l’angoisse, je me suis donc lancée dans mes vidéos de portraits d’artistes femmes en essayant de repousser toutes ces questions et peurs dans un coin sombre de mon cerveau. J’étais terrorisée en publiant ma première vidéo mais c’était la meilleure décision que j’ai jamais prise puisque ça a totalement changé ma vie en quelques mois !
À présent, je produis du contenu pour mon compte Instagram mais aussi pour des institutions culturelles, des évènements, des galeries… Je conseille aussi des organisations sur leur stratégie de communication et de médiation digitales, et, c’est assez nouveau, sur leur stratégie de mécénat culturel.
Comment définirais-tu ce que tu produis sur ce réseau ?
Je ne sais pas encore comment me définir, je ne sais même pas si j’ai envie de me définir d’ailleurs. Je sais en revanche que je ne veux pas qu’on m’appelle une “influenceuse”. C’est un terme qui a été inventé par les agences de marketing pour convaincre leurs clients d’exploiter la confiance que l’audience des créateurs de contenus place en ces personnalités qui s’expriment de façon indépendante et honnête. Un terme inventé pour les transformer en plateforme publicitaire donc… C’est un mot qui ne correspond absolument pas aux valeurs dans lesquelles je veux inscrire mon travail.
En créant ce contenu et ces portraits de femmes, y a-t-il une volonté de démocratiser l’art et son histoire ?
Il y a effectivement une volonté de partager ma passion, mes réflexions et mes convictions. De créer de l’enthousiasme, une réflexion commune, une discussion. Je suis persuadée, comme je l’ai dit, que tout le monde pourrait être passionné par l’art, j’essaie donc de transmettre cette passion !
Quand je me suis rendu compte de l’absence des femmes dans l’Histoire de l’art, je me suis d’abord dit que c’était probablement parce qu’il n’y avait pas eu beaucoup de femmes créatrices dans l’Histoire… Mais en un après-midi de recherches, j’ai découvert des dizaines d’artistes merveilleuses dont je n’avais jamais entendu parler ! J’étais en transe, je voulais que le monde entier les connaisse aussi. L’idée de ces portraits part de là. J’arrêterai quand elles seront aussi connues, étudiées et exposées que leurs confrères masculins… Et il y a encore du travail !
Dans ton contenu, on constate une diversité de femmes souvent à l’intersection de luttes, de problématiques (femmes noires et LGBT pour Zanele Muholi et Julie Mehretu). Comment t’est venue cette ouverture, cet intérêt pour des artistes peu connues, étudiées en Histoire de l’art en France ?
À la fin de ma quatrième année d’études, j’ai pris conscience que j’avais étudié l’Histoire de l’art d’un point de vue occidental. J’avais envie d’explorer la vision de l’art dans d’autres cultures dans mon mémoire de cinquième année, les différences de perception entre Occident et ailleurs… J’ai choisi l’Afrique un peu par hasard, parce que c’était la zone du monde que je connaissais le moins bien. Je me disais naïvement que ça m’enrichirait d’en savoir plus sur ce gigantesque continent, son histoire et la diversité de ses cultures… Je ne mesurais pas à quel point ! J’ai passé un an à lire des auteurs africains et de la diaspora africaine. Je redécouvrais une histoire que je connaissais, mais éclairée sous un jour bien différent. J’ai aussi découvert les “cultural studies” américaines et britanniques : “post-colonial studies”, “gender studies”… Une somme immense d’études qui analysent la construction de la culture, la questionnent, la déconstruisent…
J’avais plongé dans le gouffre de la déconstruction ! C’est un gouffre infini et ce n’est pas possible d’en sortir une fois qu’on est tombé·e dedans.
Tes vidéos sont très complètes, tout en restant ludiques. Quels sont tes secrets pour une vidéo réussie ? Comment t’organises-tu dans tes recherches ?
Je choisis les artistes auxquelles j’ai envie de consacrer plusieurs jours de recherches en fait ! Soit parce que je les connais bien et que j’ai très envie d’en parler, soit au contraire parce que je sens qu’il est temps pour moi de me plonger dans un travail que je connais mal pour faire avancer ma réflexion.
J’essaie de consulter un maximum de sources différentes et de privilégier les écrits ou les interviews des artistes pour être la plus fidèle possible à leur intention et à leur démarche. Le plus difficile, c’est de savoir arrêter les recherches.
L’écriture du script est ma partie préférée : trouver la façon de raconter une histoire, de maintenir l’intérêt des gens qui l’écouteront, tout en donnant un maximum d’informations possible et en livrant une version de l’histoire qui n’a pas été racontée mille fois de la même façon. L’idée, c’est que tout le monde trouve de quoi se nourrir : une personne qui n’a jamais lu, vu ou écouté quoi que ce soit sur l’Histoire de l’art comme quelqu’un qui baigne dans ce milieu.
Entre les recherches, l’écriture, le tournage, le montage, la recherche iconographique, le sous-titrage, la publication et la communication de la vidéo, il y en a pour trois très grosses journées de travail. Je ne peux malheureusement pas y consacrer plus de temps parce que je dois aussi me consacrer à un travail rémunéré en parallèle !
En octobre dernier, tu as collaboré avec la foire d’art contemporain “Galeristes”. Quel est ton rapport au marché de l’art ?
J’ai travaillé dans le marché de l’art et j’ai compris qu’il était principalement fait de passionné·e·s qui s’exprimaient et vivaient leur passion dans le cadre du système dans lequel ils vivent, avec les possibilités dont ils disposent. Ce système est-il intrinsèquement mauvais ? C’est très possible.
Ce qui est sûr, c’est que sans vouloir totalement le détruire, il peut être analysé, questionné, amélioré et assaini. Notamment en évitant que trop de pouvoir soit concentré dans les mains de quelques-uns. Je ne suis qu’au début de mes recherches et de ma réflexion à ce sujet.
Tu viens d’avoir 20 000 abonnés sur Instagram… Quelle est ta réaction et comment imagines-tu la suite ?
Quand j’ai commencé ces vidéos, je ne pensais pas qu’il y aurait une grande audience pour plusieurs raisons. Mes vidéos font 10 minutes minimum alors que sur Instagram on consomme en mode “snacking” : des images, des stories, des vidéos de 15 secondes… Demander aux gens de prendre plus de 10 minutes sur une même publication sur ce réseau-là, ce n’est pas du tout ce que j’aurais recommandé à des clients que j’aurais conseillés sur leur stratégie digitale !
En plus, j’étais totalement inconnue. Je pensais que allier art et féminisme, ça voulait dire que je m’adresserais à une toute petite niche. Je pensais gagner 1000 followers maximum en 6 mois. J’aurais considéré ça comme une réussite.
En fait, il y a une demande de vrai contenu sur l’art, c’est un domaine qui attire mais qui reste mystérieux, qui a une image inaccessible. Quant au féminisme, c’est un sujet hyper actuel.
Je suis vraiment très reconnaissante envers toutes les personnes qui m’ont permis d’exister, de gagner en visibilité et de trouver de nouvelles missions passionnantes. C’est allé vite, c’est hyper excitant et j’ai passé tout mon temps à travailler donc je ne réalise pas du tout ce qui m’arrive. Je suis dans une espèce de transe depuis six mois.
Pour conclure, as-tu des inspirations, des comptes à nous partager ?
Difficile de choisir !
Voici une petite sélection qui allie beauté, réflexion, émotion et bon storytelling :
– Sur Instagram, mon compte préféré en ce moment, c’est celui d’@eva.kirilof. On partage énormément d’intérêts et elle a un sens esthétique que j’admire beaucoup.
– Les vacances arrivant, avec peut-être un peu plus de temps pour soi, je conseille de se plonger dans l’art de la joie de Goliarda Sapienza. Une histoire palpitante et un bon retournement de cerveau en perspective !
– En termes de podcasts, deux recommandations : “Présent·e”, une série de conversations intimes avec des artistes, par Camille Bardin. Et si vous parlez anglais et que vous vous intéressez aux artistes femmes, la base des bases c’est le podcast de la très enthousiaste Katy Hessel, The Great Women Artists.
Un grand merci à Margaux Brugvin pour le temps accordé. Vous pouvez retrouver ses portraits de femmes artistes sur Instagram.
Propos recueillis par Nora Diaby
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