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Rakajoo : “Il est temps que les Afro-Européens puissent aussi raconter leur histoire”

3 décembre 2020
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© artpress.com

Rencontre avec Rakajoo, l’artiste-peintre de l’exposition Jusqu’ici tout va bien, réalisée par l’école Kourtrajmé au Palais de Tokyo. Il nous présente ici son univers artistique, à mi-chemin entre peinture, animation et bande dessinée.

Peux-tu te présenter en quelques mots pour les personnes qui ne te connaîtraient pas encore ?

Mon prénom c’est Baye-Dam et mon nom d’artiste c’est Rakajoo. Rakajoo c’est du wolof, ça signifie la “tête de mule”. Je suis un créatif, je ne veux pas dire artiste-peintre parce qu’étant donné que je fais pas mal de choses différentes ça me catégoriserait, du coup je me considère un peu comme un “créatif”. J’ai 33 ans, 34 dans quelques jours (rires).

Ton grand-père était architecte et ta mère dessinait des vêtements. Est-ce que ton environnement familial a stimulé ton intérêt pour l’art ?

Forcément, il y a eu un lien direct. Déjà, je porte le même prénom que mon grand-père, Baye-Dam, je suis son homonyme. Il y a une identification. Il faisait de l’architecture et pas mal de choses différentes. Ça m’a beaucoup influencé. Ensuite ma mère dessinait, donc petit je lui demandais qu’elle dessine des choses pour moi. Je la rendais folle, je lui disais : “Dessine-moi des robots”. C’était ma passion à l’époque, les Power Rangers… Puis au fur et à mesure, j’ai commencé à dessiner pour moi. J’avais des histoires à raconter, j’étais quelqu’un qui vivait beaucoup dans sa tête. C’est même la principale raison pour laquelle j’ai appris à dessiner, pour raconter des histoires.

À quel âge as-tu commencé à dessiner ?

Je devais avoir 3 ans, 3 ans et demi ! C’était il y a un petit bout de temps (rires).

Dans quelles conditions travailles-tu ?

Il y a eu différentes périodes : j’ai d’abord habité à Saint-Denis, puis dans le 18ème arrondissement de Paris. Au collège j’ai rencontré des gens avec qui j’ai pu partager ma passion, on dessinait sans cesse. Le CDI, la salle de permanence, c’était notre lieu. C’était là-bas qu’on créait : on faisait des bandes dessinées qu’on revendait dans les cours de récré. Comme il n’y avait pas beaucoup d’espace chez moi, j’allais à la bibliothèque pour dessiner. Aujourd’hui, j’ai toujours peu de place chez moi mais j’ai réussi à aménager un espace, un bâtiment abandonné que j’ai transformé en atelier. Sinon je peins aussi de chez moi, j’ai aménagé des murs.

Ta pratique de la boxe a-t-elle influencé ta pratique artistique ?

Pour moi, la boxe c’était plus un équilibre. La boxe et les sports de combat en général d’ailleurs, car je n’ai pas fait que de la boxe anglaise ; j’ai aussi fait du MMA, en équipe de France. À un moment donné si je peignais trop, j’avais besoin de faire du sport, de rééquilibrer la jauge et inversement, si je faisais trop de sport, j’avais besoin de peindre. C’était le corps et l’esprit, quelque chose de conjoint. Évidemment avec le temps, j’ai arrêté la compétition et j’ai donc pu me consacrer un peu plus à la peinture. La boxe est d’ailleurs un thème que j’ai abordé dans mon travail, jusqu’au moment où c’est devenu trop récurrent. J’avais réalisé une fresque pour mon club de boxe et j’ai eu quelques opportunités suite à cela mais le problème c’est qu’on m’a tout de suite catégorisé et enfermé là-dedans. J’ai donc dû m’en détacher, ça n’a pas été facile mais ça reste quelque chose que j’affectionne énormément. D’ailleurs, je travaille sur une bande dessinée autour de ce thème en ce moment.  

Est-ce qu’il y a d’autres choses qui t’inspirent dans ta vie quotidienne ?

Les gens, les rencontres. J’aime bien l’idée du dialogue dans mon travail et celle qu’à travers l’image que je vais produire, on ressent tout le parcours de vie d’une personne. Le fait que ce ne soit pas juste une image pour une image mais qu’il y ait une véritable histoire derrière.

Dans l’exposition Jusqu’ici tout va bien, tu avais justement interviewé les personnes qui sont représentées sur tes tableaux.

Oui, je les avais interviewées. En fait, il y avait deux choses : les peintures et une série d’interviews que j’avais réalisées puis compilées pour en fait un court-métrage, projeté au centre de l’écran et difficilement audible.

Au début de ton parcours, tu as eu l’occasion de travailler dans le studio d’animation Timoon Animation. Qu’as-tu tiré de cette expérience ?

Je suis de la génération des années 90 avec le Club Dorothée, on baignait dans la culture d’animation. C’était un rêve de gosse qui se réalisait pour moi. Je voulais travailler dans le dessin animé, voir comment tout se passait en coulisse. J’ai bien aimé mais je me suis vite rendu compte que c’était très industriel ; il y avait un côté “couper court” à la création, c’était vraiment dans l’exécution. Comme j’étais autodidacte, c’était une manière pour moi de me remettre à niveau, j’ai appris beaucoup de choses côté technique. Mais paradoxalement c’était un tue création, je devenais juste un instrument. Moi, je voulais raconter des histoires. Là, c’était que de l’exécution pure avec peu de créatif. Ça reste quand même une belle expérience, j’ai pu découvrir les dessous du métier et m’améliorer sur pas mal de choses. On voit dans mon travail que l’animation est quelque chose que j’ai beaucoup digéré, mais ça s’arrête là.

 

Logo de l artiste Rakajoo

© Rakajoo


Comment as-tu eu cette opportunité ?

Comme je l’ai dit plus haut, je faisais de la boxe et j’ai réalisé une fresque dans mon club. Elle avait été financée par la fondation Lagardère, qui soutenait des athlètes et avec laquelle mon club était en partenariat. L’inauguration s’est faite en présence d’Arnaud Lagardère. Il m’a acheté ma première peinture, puis m’a offert ma première opportunité d’exposition. Suite à un rendez-vous ensemble, il m’a demandé quel était mon objectif, ce que je souhaitais faire. Il me proposait deux solutions : soit travailler dans le cinéma d’animation, soit faire une école d’art. J’ai tout de suite choisi d’aller en studio d’animation : pourquoi perdre du temps à aller s’embêter dans les écoles ? (Rires) Je dessinais déjà à l’époque. Ce n’était pas par choix que je n’avais pas fait d’école, mais c’était hors de prix. Quitte à faire quelque chose, je me suis dit que j’allais travailler directement. Je ne regrette pas du tout.

En tant que fan de manga, d’animation et de BD, peux-tu nous citer quelques-unes de tes références ?

Dans la BD, il y a Naoki Urasawa qui a fait 20th Century Boys, Monster, Pluto… Il y a également Greg Capullo, un comic artist américain que j’affectionne particulièrement. Dans l’animation pure, je peux citer Satoshi Kon avec Perfect Blue, PaprikaPerfect Blue c’est vraiment mon film d’animation de référence. Enfin, il y a Katsuhiro Otomo, c’est quelqu’un qui a tout fait. Il a notamment travaillé avec Satoshi Kong. Ce sont des gens extrêmement talentueux, que ce soit pour leurs films ou leurs BDs, ils ont tout réalisé de A à Z : ils étaient derrière le scénario, le storyboard, puis à la direction du projet. Ce sont des œuvres qui resteront dans l’histoire !

Qu’est-ce que tu aimes dans le style de la BD ? En quoi cela se répercute-t-il dans ton travail ?

Pour les cadrages, je fais des plongées et des contre-plongées, ce sont des codes graphiques qu’on retrouve beaucoup dans la bande dessinée et que j’ai pas mal réutilisés. Cet aspect dans la composition de l’image, des plans… c’est vraiment quelque chose qu’on retrouve dans la BD et pas nécessairement dans la peinture “normale”. Je suis un grand passionné de peinture, pour le côté un peu légendaire, mystique qu’il y a derrière, mais je suis aussi un fervent amateur de BD et je trouvais que les auteurs de BD étaient trop rabaissés. C’était limite considéré comme de la sous-culture alors que pas du tout ! Ce sont autant des grands artistes que les peintres, j’avais à cœur de joindre les deux pratiques d’une certaine façon.

Peux-tu nous parler de l’exposition Des gosses que tu as réalisée en compagnie d’Elisabeth Ndala et Beya Gille Gacha à la BAB’s galerie en 2017 ? Quelle était la thématique et quel message voulais-tu faire passer à travers cette exposition ?

Depuis très jeune, je suis un grand passionné de peinture. J’allais souvent au Sacré-Cœur et au musée du Louvre, où j’adorais observer les peintures. Mais ce plaisir était limité car on a beau apprécier l’art, si on n’en maîtrise pas l’aspect technique, on a au moins besoin de pouvoir se projeter. J’étais passionné mais il y avait toujours cette question de l’identification : où est-ce que je me retrouve, que je me projette, par rapport à ces œuvres-là ? Comment est-ce que je m’intègre dans le récit national ? C’est de là qu’est née l’initiative de Des gosses. Le problème en France c’est que les institutions ont du mal à concevoir qu’au sein même de leur population, les individus ont besoin de se projeter. Les gens ne rejettent pas les musées mais pour qu’ils puissent venir, ils faut qu’ils se sentent représentés. Quand on parle de représentation, ça n’est pas si simple. Très souvent en France on en parle sous le prisme de la lutte des droits civiques, on met en avant des artistes Afro-Américains ou bien des artistes africains parce qu’on est solidaire de l’Afrique. Mais dans l’entre-deux, pour les citoyens qui sont nés ici, il n’y a rien ! On a beau dire ce qu’on veut, la couleur ne fait pas tout. Moi je me suis beaucoup identifié aux Afro-Américains dans leur parcours, dans leur lutte, à travers des parallèles que j’ai fait avec la France. Mais comparaison n’est pas raison. On veut s’intégrer dans le récit, et comment est-ce qu’on fait pour créer des situations dans lesquelles les gens vont pouvoir venir et se projeter ? C’est comme ça que Des gosses a été créée. On était trois amis, tous passionnés et pratiquants d’art, avec ces mêmes perspectives. Il est temps que les Afro-Européens puissent aussi raconter leur histoire. L’idée n’est pas uniquement de raconter pour que les gens issus de la diversité viennent mais plutôt que les gens de tous bords viennent contempler d’autres perspectives, parce que c’est ça l’Histoire. On vient voir les histoires de tous horizons. Pour nous, c’était vraiment ça l’idée : avoir tout un tas de récits.

La Jeune fille à la perle

Œuvre de Rakajoo © Esther Bara

Selon toi, on est toujours dans le même contexte qu’en 2017 à ce niveau-là ?

En 2017, quand l’expo a eu lieu, elle a cartonné. On a connu un grand succès, le public était présent et s’est manifesté. Mais après ça, il n’y a plus rien eu. Les institutions étaient très frileuses, on était tout de suite taxé de communautarisme, alors que pas du tout !
Il y avait cette épée de Damoclès qui nous suivait un peu partout. Et du coup, il n’y a rien eu derrière. Je pense que le film Black Panther a été un tournant dans la culture à ce niveau-là. On a pris conscience que ce genre de choses pouvait intéresser des gens. Il y a eu un élan créatif qui s’est manifesté, les gens se sont dit qu’ils avaient eux aussi des récits à raconter. C’était une sorte de spotlight au niveau planétaire, qui fait que les gens se sont un peu plus intéressés à ces sujets-là. Malheureusement il n’y a pas que ça, il y a aussi le contexte des violences policières. Il y a également eu le discours d’Aïssa Maïga aux Césars, sur le fait qu’il n’y avait que huit noirs dans la salle, qui a fait un petit tollé ! Tollé de quoi ? On est en 2020, la France est multiculturelle… La France c’est un carrefour, un croisement, ça l’a toujours été. C’est dommage parce qu’indirectement dans les institutions culturelles, on a pratiqué une sorte de ségrégation, en refusant aux autres de venir se mêler à l’histoire commune. C’est tout ce que les gens cherchent à faire : s’intégrer au récit. Faire partie de l’histoire de la France.

Est-ce donc l’une de tes aspirations : représenter davantage ceux à qui l’on ne donne pas la parole, à travers tes œuvres ?

L’idée c’est de donner la parole à ceux à qui on ne la donne pas nécessairement. C’est dommage, on se prive de tellement de talents et de récits, c’est une force. C’est comme la diversité génétique, si on reste uniquement dans l’endogamie et l’entre-soi, ça  ne crée rien de bon. C’est la diversité qui fait la force dans toute l’histoire de l’humanité !

1982, de Rakajoo © Esther Bara


Peux-tu nous parler de ton tableau 1982 ?

1982, c’est l’arrivée avec ma mère en France. Pourquoi j’ai réalisé ce tableau ? À l’époque, on parlait beaucoup de migration et je n’avais jamais peint ma mère. Ce tableau c’était une réconciliation parce qu’avec ma mère ça a toujours été très compliqué, dans mes choix artistiques, mes choix de carrière, de vie. C’était une manière de faire la paix ensemble. Il représentait 1982, son arrivée en France. Quand je parle des récits, il y avait le sien, toutes ces Mariannes invisibles qui font partie du récit français, qui ont donné leur force à la France. Ma mère a travaillé dans les Ehpad, elle travaillait pour les personnes âgée en France. Idem pour mon grand-père, quand il a fait ses études ici, il a fait la guerre pour la France. On raconte toujours les histoires et pour moi, c’était important de la représenter. J’ai présenté le tableau au Musée de l’immigration, à l’exposition Des Gosses et au Palais de Tokyo. Je m’étais inspiré d’une peinture intitulée La mère de l’artiste, peinte en 1971 à Londres par James Abbott McNeill Whistler.

As-tu des projets en cours ou à venir dont tu pourrais nous parler ?

J’ai une exposition qui va avoir lieu à la Fondation de la Société Générale, à la Défense. Je prépare également un solo show qui va s’appeler Les Trois Châteaux et j’ai une série qui va être produite. Je travaille aussi sur deux BDs : une sur la boxe et une autre qui s’appelle Ragal, c’est de la science-fiction en France. Enfin, j’ai une série animée qui s’appelle Kaname. Le trailer est disponible sur Youtube. Kaname c’est du wolof, ça veut dire “visage”. L’idée c’est de montrer les différentes facettes de la société française. Ça se passe dans les transports en commun, là où tu rencontres le plus de personnes de tout horizon. Ce sont des anecdotes de 1min30, sous forme de satire. Ça sera à retrouver sur Youtube, c’est le format idéal si les gens veulent regarder ça dans les transports !

Plus d’informations sur le compte Instagram de Rakajoo.

Propos recueillis par Esther Bara

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