Françoise Chadaillac : “Faire que le banal ne soit plus ordinaire”
Photographe expérimentée à la démarche humaine, Françoise Chadaillac s’efforce de montrer l’invisible à travers ses photographies. Rencontre avec une artiste à l’œil affûté.
Pouvez-vous vous présenter et exposer votre parcours ?
Très jeune déjà je me “plantais” devant les gens pour les regarder. Difficile de me faire bouger. Je pensais alors : “Quand je serai grande, ce sont eux dont je parlerai dans mes films” puisque je voulais devenir cinéaste. Finalement, l’appareil photo s’est imposé comme outil d’exploration et d’expression. Je suis une photographe autodidacte. Partie aux États-Unis, j’y ai découvert l’ASUC Studio à Berkeley, où des photographes très aguerris m’ont initiée au système des zones, bouleversant ma technique et mon rapport à la photo : la lumière n’était pas une donnée immuable mais un matériau adaptable au résultat envisagé. La photo devenait un outil de “création” pouvant révéler un univers mental et esthétique. En France, mes portraits de Seattle n’ayant pas obtenu les retours attendus, sauf exception, j’ai commencé le projet de photographier la France, que j’ai dû interrompre par nécessité. Plus tard, au Québec pour y rédiger une thèse de sociologie à base de photos, j’en suis revenue avec un travail sur les “stands à patates frites”, financé par le gouvernement québécois et aujourd’hui publié aux éditions Loco.
Vous faites de la photographie depuis plus de 30 ans maintenant ; avez-vous constaté des évolutions dans le milieu ?
Incontestablement. Par exemple sur le nombre de photographes femmes. À l’époque, le milieu était essentiellement masculin, assez condescendant envers les femmes photographes. C’est heureux que les filles s’emparent de cet outil comme moyen d’expression. Mais je ne pense pas que le genre du photographe soit un critère de qualité. Par ailleurs, la culture photographique s’est ouverte sur la photographie mondiale, nous familiarisant avec différentes approches créatives et rafraîchissantes, nous faisant découvrir une humanité de l’autre bout du monde. Si la photographie elle-même continue aussi à évoluer, je reste attachée à une pratique qui me permet paradoxalement de synthétiser objectif et subjectif, de sublimer une réalité, de faire que le banal ne soit plus ordinaire. L’image a ce pouvoir.
Vous êtes née en Asie, et avez vécu en France et au Québec : comment pensez-vous que cette diversité culturelle se reflète dans votre vie et dans votre travail ?
Le fait d’avoir vécu dans plusieurs endroits, de faire partie d’une humanité mélangée, m’a aidée à ne pas avoir de frontières à l’intérieur de moi-même. Être étrangère partout, c’est être étrangère nulle part. Cela m’a donné la liberté et l’audace de m’adresser à des gens de toutes conditions, de toutes classes sociales, de toutes religions, et cela en dépit d’une profonde timidité.
Comment choisissez-vous vos sujets d’études ?
Je me questionne plus que je n’étudie, et je continue à me questionner sur les différentes formes de la condition humaine. Mon appareil photo m’aide à montrer et peut-être comprendre le monde auquel j’appartiens et dont je ne suis, avec d’autres, qu’une invitée temporaire. Je marche essentiellement à la sensation, sans idée préconçue. En tant que métisse d’Indochine, j’ai fait l’expérience de “l’invisibilité”. Cela a beaucoup influencé mon travail, car les premières personnes que j’ai aimé regarder, photographier, ce sont précisément les gens qu’on ne regarde pas. Pour photographier, il me suffit d’une émotion, encore faut-il que ce sentiment puisse s’exprimer photographiquement.
Vous travaillez sur le projet La route est belle depuis vingt-deux ans : pensez-vous, un jour, arriver au bout de ce projet ?
C’est une série en noir et blanc commencée dès 1974, à une époque où peu de gens s’intéressaient à la France provinciale, la “France profonde”. J’ai utilisé la couleur, faute de temps pour développer mes propres films. Ce projet La route est belle ou douce France qui ne fut pas le pays de mon enfance sera un hommage à la France, malgré la difficulté à nous faire accepter et à y trouver notre place. J’ai finalement décidé d’inclure des petits textes souvenirs qui feront comprendre la lente et chaotique appropriation d’un pays par des “venus d’ailleurs”. Pour le moment, j’engrange des images, sans me fixer de but ni de “bout”.
Avez-vous des projets pour le futur proche ?
Mon projet immédiat est d’accompagner la sortie du livre La reine de la patate ou les cantines du détour édité après 40 ans de tentatives infructueuses. Il a fallu pour sa publication la ténacité de Juliette Berny – de l’agence Le Chat Bleu – qui a cru férocement à la pertinence du projet, et la sensibilité d’Éric Cez – des éditions Loco – à ce travail. Si la photographie est un acte relativement solitaire, la réussite d’un projet est toujours collective. Bien sûr aussi faire connaître plus amplement mes autres travaux. Mais les plus belles photos étant celles qu’on n’a pas encore faites, mon projet est de continuer à photographier. Infatigablement, inlassablement, imperturbablement.
Plus d’informations sur le site internet de Françoise Chadaillac.
Propos recueillis par Chloé Vallot
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