Noura Djuric : “La représentation du corps est un moyen d’expression érotique et politique”
Noura Djuric est une jeune artiste âgée de 21 ans. Entourée dès son plus jeune âge par l’art et la littérature, elle ne cesse de surprendre par la maturité de sa peinture et les propos qui l’accompagnent.
Parlez-nous de votre parcours artistique.
Je suis née à Bruxelles en 1999 d’un père yougoslave et d’une mère marocaine dans un environnement empli de littérature et de spiritualité. Le dessin a toujours été présent depuis mon jeune âge et m’a amenée à la peinture à l’huile. Enfant, mon univers était peuplé d’histoires de la vie des peintres et de leurs œuvres. Un bac artistique en poche, je me suis dirigée vers divers ateliers, allant de la peinture à la gravure, en passant par le dessin et la sculpture. En parallèle, j’ai toujours peint dans des ateliers qu’un mécène me fournissait. J’ai pu acquérir des techniques à l’huile, enrichir mon univers pictural avec l’aide d’une maître copiste et par la suite, en tant qu’assistante de peintres. Aujourd’hui, je vis et je travaille à Paris.
Où peut-on retrouver vos œuvres ?
Actuellement, certaines de mes peintures sont exposées à la Galerie Davidcha, avenue Montaigne.
Une exposition qui vous a particulièrement marquée ?
El Greco au Grand Palais. C’est un peintre très mystérieux, qui possède un style tellement unique, on ne peut oublier ses peintures. Si on était amenés à le découvrir sans aucune notion d’histoire de l’art, on ne saurait lui attribuer un courant ou le classer. J’ai été frappée par sa maîtrise du portrait, mais surtout par sa rapidité d’évolution. Dans la même pièce, on pouvait comparer des tableaux d’à peine dix ans d’écart, je me disais… Comment est-ce possible de se transformer ainsi ? Ses corps, son choix de couleurs, son expressivité et le traitement des chairs étaient simplement somptueux. J’ai compris d’autres peintres en contemplant ses toiles. Quand on le replace dans son époque, on comprend à quel point il était révolutionnaire. En sortant de l’exposition, j’étais dans un état presque second, comme transportée.
Vous êtes une jeune artiste pluridisciplinaire, comment vous positionnez-vous sur le marché de l’art à notre époque ?
Dans un premier temps, je fantasmais le marché en me disant qu’il n’était accessible qu’à un petit nombre d’artistes. On le mentionne rarement dans l’histoire de l’art ou dans les biographies d’artistes, mais certains d’entre eux étaient de redoutables hommes d’affaires : Picasso, Rosenberg, David Hockney, Gerhard Richter… Aujourd’hui, j’estime que c’est une partie importante et intégrante de mon travail. La vente des œuvres et la clientèle est fortement liée à sa conservation et honnêtement, c’est aussi ce qui m’importe, en plus de pouvoir évidemment continuer à peindre et vivre de mes œuvres. La vente représente aussi une forme de reconnaissance, même si elle existe sous beaucoup d’autres formes. On y voit une forme de folie aussi, se dire qu’un jeune Basquiat sillonnait les rues de New-York pour tenter de vendre ses toiles pour une bouchée de pain, et que quelques années seulement après sa mort, il devient l’un des artistes les plus chers jamais vendus.
Comment vos inspirations, les thèmes que vous évoquez dans vos peintures vous viennent-ils ?
Voir le corps comme moyen d’expression érotique, politique ou un quelconque autre sujet m’a toujours semblé totalement évident. Je tente d’évoquer des sensations, des émotions ou des expériences personnelles à travers le corps ou le portrait, presque comme une conversation. De la chair, des visages aux regards absents, le corps est un matériau inépuisable pour moi. Peindre l’être humain dans son appareil le plus pur. Parfois, même habillé, il est nu. Comme certains acteurs ou actrices, les scènes de nu peuvent être vécues comme les moins intimes. L’expression artistique est elle-même déjà très impudique. Je m’inspire d’expériences, de sujets politiques qui me transcendent et que j’ai besoin de peindre pour mieux apprivoiser afin de les comprendre et ainsi, trouver un moyen d’agir.
De la série sur le Congo belge, l’idée m’est venue de peindre ce sujet dans une période où je tentais de m’éduquer d’avantage sur le passé colonial de nos pays occidentaux, tout en le liant à l’actualité, de mon chagrin face aux exilés en pensant profondément à mon histoire personnelle. En effet, mon père était réfugié politique de l’ex-Yougoslavie et ma mère immigrée économique du Maroc. Ce qui m’a profondément marquée, c’est à quel point le corps est mis à l’épreuve lors d’une domination politique, économique et ethnique, et à quel point cette pression sur le corps est d’actualité dans les quartiers populaires et dans certains lieux du monde. Comment la violence apparait-elle sur les corps ? Je tente d’apporter à ces sujets des références d’artistes plasticiens.
On sent la littérature très présente dans la façon dont vous traitez les sujets de vos tableaux. D’où vous vient cet amour pour les écrivains ?
Mon père m’ayant très tôt donné goût à la lecture, lorsque je traite de l’amour, j’y insuffle Léon Tolstoï et sa Sonate à Kreutzer, Le diable et Le bonheur conjugal. Pour les sujets historiques et politiques, je me plonge dans les journaux, les livres d’histoires et les anecdotes de mon grand-père et de mon père. Ta-nehesis Coates a été la principale référence littéraire pour Ciel noir ; étant un écrit assez récent, il crée un miroir entre la colonisation et l’actualité. Édouard Louis m’inspire beaucoup pour son rapport à la violence, son style d’écriture et ce qu’il dit de nous en tant qu’être humain dans une société contemporaine. Tout cela me permet de mieux comprendre les sujets que je traite, et d’être d’autant plus emphatique envers ceux que je peins. Je suis très reconnaissante envers mon père de m’avoir transmis l’amour des livres.
Pour vous, la peinture est synonyme de revendication ?
Il y a une phrase qu’on attribue souvent au rap qui dit “Qui prétend faire du rap sans prendre position ?” ; je pense qu’elle colle très bien à la peinture et à l’expression artistique en général. Quand un artiste a un besoin de s’exprimer à travers un autre langage que les mots, c’est qu’il est en recherche de liberté et celle-ci est directement liée à la politique, qui pour moi représente avant tout la vie des gens. Un peintre se doit d’être observateur, intrinsèquement et cela implique irrémédiablement la revendication. Quand je peins des femmes, je renverse une tendance très masculine récurrente dans la peinture. Des peintures de femmes nues, ce sont souvent des regards d’hommes posés sur leur corps. Le tourment qu’habitait Camille Claudel m’a profondément touchée et son histoire avec Rodin a mis son œuvre dans l’ombre. Elle a passé les trente dernières années de sa vie en asile, principalement car elle était une femme sculptrice.
Quelles femmes peintres ont influencés votre travail et pourquoi ?
Frida Kahlo : il y a chez elle quelque chose de puissant et naïf à la fois. Je sais que mon rapport à l’autoportrait a été influencé par les siens. Comme elle a fait de son terrible accident et de ses souffrances une matière de travail.
Sophie Calle : je me souviens d’un documentaire dans lequel elle expliquait son processus créatif. Son lien avec son père et sa sensibilité ont marqué dans mon parcours. Elle a apporté un nouveau regard dans l’art contemporain : de ses idées elle a fait des concepts, comme par exemple amener des inconnus à dormir dans son lit et les photographier. C’est une artiste complète pour moi.
Louise Bourgeois : sa façon de sublimer les thèmes allant de la sexualité, à la maternité, en passant par la féminité et l’expression des pulsions sexuelles. Autant de thèmes avec autant de médiums différents. Je me sens très proche de son travail
Berlinde Debruyckere : je ne peux rester insensible à ses sculptures. Fille de chasseurs, elle a travaillé à la manière taxidermiste les chevaux, en les suspendant, elle représente pour moi une figure incontournable de l’art contemporain. De plus, elle est belge. Je suis très inspirée par la disposition de ses œuvres et leur accrochage. Il m’est même arrivé de me dire “j’aurais adoré avoir fait cette œuvre” tellement elles m’ont touchées. Ses dessins sont également d’une grande finesse. Elle a su traiter des sujets très sombres et sensibles comme l’angoisse, les moments de douleurs intense et capturer une tension très puissante.
Peut-on voir une référence à Carol Rama dans ta manière de traiter l’érotisme ?
Il est difficile de traiter du corps, de la chair, de l’intimité sans une once d’érotisme. C’est un sujet qui d’habitude, reste dans nos chambres. J’aime représenter des scènes de couple, l’un emmêlé à l’autre, car ce sont des scènes que l’on ne voit pas de nous-même. Grâce à l’érotisme, j’aime saisir les contradictions, insuffler des histoires qu’on ne connaît pas mais que l’on ressent. Nous pouvons lire à travers les Hommes, leur désir, ce qui les brûle. L’érotisme qui se dégage des corps devient un moyen de pénétrer l’âme de la personne peinte, explorer l’absence et la présence du corps.
Suite à une lecture de Georges Bataille, j’ai été marquée par sa phrase “la vie érotique, tout le monde la déteste et pourtant tout le monde la convoite.” L’érotisme regorge d’émotions, de sensualité, de crispation, de vulnérabilité, de possession. Comment est-il impacté par nos sociétés contemporaines, bruyantes et rapides ? Nous donnons nos corps différemment qu’il y a un siècle. La pudeur s’est transposée sur nos sentiments. Mes peintures tentent de capturer ces instants, dénués de tout artifices, où chaque entité du couple accepte la présence de l’autre sans qu’il ne se passe quoi que ce soit. Ce sont des moments silencieux qu’on ne photographie pas, qu’on ne voit jamais mais que nous vivons. Je suis très inspirée par les estampes japonaises qui regorgent d’érotisme et qui très tôt se sont libérées du besoin de faire exister leur figure par la perspective comme dans ma peinture I’m in love. Du maquillage blanc des Geishas posé comme un masque sur le visage au décor, à la nudité du fond. Des artistes comme Gauguin, qui en faisant remonter leur fond au premier plan.
Vos nus ont beaucoup de matière, de densité dans les regards. Désiriez-vous montrer tout comme le peintre autrichien Egon Schiele, le corps brut, sans artifice ?
Tout à fait. Egon Schiele a été mon amour d’adolescence. Je me suis même rendue à Vienne pour découvrir ses œuvres. Schiele, c’est un peu l’enfant rebelle de la peinture. Il a fait de ses maladresses de réels atouts et c’est cela qui me plaît dans sa technique. Ses sujets et leur traitement m’ont marquée, très jeune, et la manière dont je positionne mes personnages, à nu et sans artifice comme tu le dis, je l’ai apprise de lui.
C’est ainsi qu’on peut exprimer une mélancolie, une angoisse existentielle ou une apparition. Il avait une manière de présenter les corps tellement simple et profonde à la fois, c’est très difficile d’être simple en peinture. Les regards un peu absents, perdus dans le vide font partie des expressions qui me viennent très naturellement et qui sont de l’ordre de la mélancolie face à une réalité dure et froide de la vie. Schiele a sublimé le tourment et la souffrance, et c’est certainement cela qui m’a plu chez lui.
Quel est ton rapport à la représentation du genre ?
Concernant les hommes que je peins, je questionne leur féminité et leur masculinité, il est important pour moi de les mettre en scène dans des poses qui ne sont pas celles prédéfinies. J’aime jouer sur la sensualité en tordant les corps, en tentant d’extraire un nouvel érotisme encore peu exploré en peinture, avec en arrière-plan des questions fondamentales comme celles du genre. Tout comme Schiele, j’ai un désir de laisser parler la chair elle-même, en les incluant dans des décors abstraits, en capturant le silence dans un moment lattent, indéfini.
Propos recueillis par Isabelle Capalbo
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