Nicolas Barrome Forgues : “C’est un peu comme si Jérôme Bosch ou Salvador Dalí dessinaient du Bob l’Éponge”
Nicolas Barrome Forgues nous entraîne dans son univers coloré et fantastique. Il nous raconte la façon dont il fait de l’image et la décline.
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Nicolas Barrome Forgues, je suis originaire du Pays basque et je vis à Paris depuis une quinzaine d’années. J’ai fait des études d’arts appliqués, un BTS en communication visuelle à Bordeaux, suivi d’un diplôme à Troyes. En parallèle des études, avec mes amis qui sont rapidement devenus des collègues de travail, nous avons très vite compris que le plus important était de travailler pour soi et d’essayer le plus vite possible de développer quelque chose de personnel. Nous avons donc passé beaucoup de temps à peindre dans les usines désaffectées, à faire les affiches des soirées étudiantes, nous avions un magazine gratuit, etc. À la fin de nos études, en 2005, il nous a semblé logique de tenter notre chance en freelance. Cela fait quinze ans que je travaille en tant qu’illustrateur plasticien tout terrain, d’abord avec mes collectifs, Jeanspezial et les Jeanclode, puis avec mon nom depuis 2012, que ce soit sur des murs, pour des expositions, des campagnes de pub, des illustrations pour la presse…
Comment conçois-tu cette notion d’artiste polyvalent ?
En plus de chercher une singularité dans mon travail, une patte et un univers reconnaissable, j’ai toujours attaché beaucoup d’importance à être le plus polyvalent possible. Reconnaissable quel que soit le médium, en faisant du grand, du petit ou même du géant, en passant de mon ordinateur à une feuille de papier, en essayant de retranscrire mon univers en volume puis en enchaînant avec un livre jeunesse… C’est ce qui est passionnant dans notre travail, il n’y a pas de limites. Je n’aime pas tourner en rond et je préfère avoir la possibilité de passer d’une toile, à une commande, à un mur, etc. Avec les années, cette polyvalence me permet d’avoir tout le temps quelque chose à faire et ça, c’est vraiment une chance. J’ai le sentiment qu’il est du coup plus difficile de me mettre dans une case et de catégoriser mon travail. Je ne suis pas muraliste, pas seulement artiste, mais je fais de l’image, j’ai un univers et je le décline. Certains me diront qu’il est plus difficile de marquer les esprits quand on ne se spécialise pas un minimum, sûrement, mais c’est mon choix.
Comment définirais-tu ton univers ?
Les petits garçons en général aiment les voitures, moi, c’était les monstres et les Martiens. Mon univers est référencé par toute une culture fantastique alimentée par la science-fiction, les films d’horreur, le cinéma de genre, autant dans la représentation de mes créatures, que dans la mise en scène de mes images. Ma mère avait un vidéo-club quand j’étais petit, donc Star Wars, Les Goonies et Gremlins, je les ai vus et revus des dizaines de fois et j’ai baigné dans cette culture très jeune. Mes images sont illustratives, narratives et disons pop surréalistes. Dans mon univers, on croise des chiens qui louchent, des calamars géants, des Martiens qui font un barbecue avec Godzilla, Bob l’éponge qui déjeune sur l’herbe avec Roswell et des objets de la vie de tous les jours transformés en personnage. J’adore dessiner des légumes, des éléments que les gens reconnaissent tout de suite, que je transforme en personnages, humanise, pour donner un côté plus décalé. Ce sont des images assez fouillis, très détaillées et souvent à plusieurs niveaux de lecture.
Et ton style ?
Je suis obnubilé par les textures, les dégradés, la mise en volume, les ombres et lumières. Les personnages et éléments que je dessine sont le plus souvent surréalistes, mais j’essaie de les traiter de la façon la plus réaliste possible, en tenant compte de leur volume, de l’orientation de la lumière, des ombres portées, etc. Cet amour des textures est venu avec la découverte de la gravure à l’eau-forte. J’en ai fait pendant longtemps, et j’ai en ce moment des plaques qui sèchent dans le placard. Le dégradé, je l’applique alors partout, sur papier, sur Photoshop, avec des bombes, et que ce soit en couleur ou en noir et blanc. À ce sujet, il y a quelques années, je faisais surtout des images en noir et blanc et du coup l’univers semblait plus étrange voire même parfois glauque. Puis elles sont devenues de plus en plus colorées, et les gens ont le sentiment que c’est beaucoup plus mignon – regardez mieux (Rires). Ce sont des périodes, mais je n’ai pas de préférence.
Aujourd’hui, l’image qui est très présente dans notre quotidien peut nous influencer. Qu’en penses-tu ?
Je ne suis pas la personne qui va passer son temps à regarder le travail des autres sur Internet, parce que je trouve que c’est très facile inconsciemment de se faire influencer par les autres. C’est quelque chose que j’essaie d’éviter, mais ça n’empêche que j’adore le travail de beaucoup d’autres artistes, j’essaie juste de faire attention car c’est très facile de se ressembler au bout d’un moment. Personne n’invente plus rien et on se ressemble finalement tous un petit peu. Disons que l’on peut facilement mettre des groupes d’artistes dans des grandes cases et les regrouper par familles, c’est normal. Les voyages, le cinéma, la pop culture dont je m’abreuve nourrissent mon travail en permanence et encore une fois, j’essaie de ne pas tourner en rond. Je me force à toujours essayer des techniques différentes, à varier les travaux pour me retrouver face à de nouvelles contraintes qui vont me forcer à devoir me mettre en danger.
Quel message souhaites-tu faire passer à travers tes dessins?
Dans mes images, il n’y aura jamais de grand message trop agressif et premier degré, mais pour autant rien n’est gratuit. Par exemple, il n’y aura jamais de propagande ni de dénonciation directe comme peuvent très bien le faire certains artistes et je leur laisse. Mais si on prend le temps de bien regarder mes images et de déchiffrer certains éléments, on se rend compte que ça parle très souvent de sujets environnementaux, de malbouffe, des animaux, etc. Il me semble plus intéressant de laisser aux gens la possibilité de déchiffrer les codes, ou pas. Par exemple, j’ai fait une grande fresque au Mexique pour la sauvegarde du jaguar et je me suis inspiré des natures mortes très présentes dans la peinture classique avec mes couleurs et représentations plus pop ! La tête du jaguar se retrouve au milieu d’un buffet tout droit sorti du temple maudit d’Indiana Jones et le plat a été remplacé par un piège à loup… C’est clair, je pense. Quand je dessine des chiens, ils sont toujours découpés ou ridiculisés, mes légumes sont la plupart du temps en train de pleurer ou ont l’air triste, l’un de mes personnages préférés est une carotte que je dessine souvent le ventre ouvert. En fait, j’aime qu’il y ait plusieurs lectures. Souvent, les gens trouvent mes images “mignonnes et drôles” et changent parfois d’avis quand ils prennent le temps de regarder les détails. C’est ce qui me plaît, essayer de pencher vers le bizarre et le décalé, mais juste en le suggérant. C’est une sensation qu’on peut avoir avec le cinéma. On va se souvenir d’une scène où il n’y avait rien d’incroyable, mais on garde un sentiment étrange, une vision bizarre, comme dans un film de David Lynch par exemple.
Si tu devais choisir une illustration, laquelle choisirais-tu ?
Ce serait mon hommage à Arcimboldo. À sa manière, j’ai représenté une silhouette en y incorporant tous mes personnages et éléments iconiques du moment. On retrouve les fruits et légumes, les biscuits, toasts, fleurs, un petit mur caché, etc. C’est un travail numérique dans lequel j’ai apporté un grand soin aux textures, lumières et mises en volume. Techniquement, cette image est comme la synthèse de tout ce qui fait mon travail, mais aussi dans le mélange d’inspirations classiques avec des codes pop. Mon travail est influencé par Arcimboldo bien sûr, mais aussi par d’autres grands maîtres tels que Jérôme Bosch ou Salvador Dalí pour son travail sur la perspective, les ombres portées et d’une manière générale son univers tellement étrange. C’est un peu comme si Jérôme Bosch ou Salvador Dalí dessinaient du Bob l’éponge !
Et si tu devais choisir une fresque ?
J’ai eu la chance de peindre plusieurs fois au Mexique et c’est toujours une expérience très particulière. La culture locale est tellement forte qu’à chaque fois, j‘essaie de m’imprégner de l’environnement dans lequel je me trouve. En octobre dernier, j’ai été invité par Urbana pour faire une peinture pendant la fête des morts et dans une partie de la ville où la ferveur est très forte. Quand tu sais à quel point cette tradition est importante, il ne faut pas faire n’importe quoi, donc j’ai vraiment essayé de proposer une nouvelle interprétation de cette tradition en réinterprétant certains des codes à ma manière. Les retours ont été très positifs et chaleureux, c’est pour ce genre d’expérience que j’aime peindre à l’étranger !
Une performance ?
En septembre dernier j’étais à Kaohsiung, la seconde ville de Taïwan, et on m’a proposé de peindre le sol d’une rue entière sur 100 m x 10 m. Voilà typiquement le genre de projet que j’adore parce que c’est une vraie mise en danger. Il faut adapter son traité, penser au matériel adapté, gérer les habitants qui vont râler (et c’est normal) parce qu’on bloque la rue pendant plus d’une semaine, comment empêcher des milliers de personnes de ne pas trop marcher et rouler sur la fresque le temps que la peinture sèche, comment gérer le croquis sur une surface aussi grande… Bref, rien que pour l’expérience et la performance, je n’ai pas hésité une seconde mais je dois avouer que les premiers jours, je me suis demandé ce que je faisais là. J’avais peur de ne pas y arriver. Même si tu sais que tu ne pourras pas faire la plus belle peinture de ta vie à ce format, il faut quelques jours avant de commencer à imaginer ce que donnera rendu final. Et puis quand tu te rends compte qu’à la prochaine mise à jour de Google Earth, tu verras peut-être ta peinture, tu retrouves le sourire. C’était hors norme et incroyable, de loin l’un des souvenirs les plus dingues de ma carrière et pour ça, je remercie encore et encore Arcade Gallery et mon ami José de m’avoir invité !
Quelles autres expériences artistiques t’ont marqué ?
Deux exemples me viennent en tête. J’aime essayer de nouvelles techniques, repartir de zéro et me mettre en danger. Et dans cette logique, il y a quelques années, j’ai pris des cours pour faire du vitrail. J’ai toujours adoré cette technique et j’en dessinais sur mon ordinateur jusqu’au jour où j’ai trouvé un atelier d’initiation. J’en ai fait trois ans et j’ai pris beaucoup de plaisir à adapter mes images à cette technique contraignante mais tellement valorisante quand on a l’objet fini en main, je peux même dire qu’il y avait de la fierté ! L’autre exemple qui me vient est la réalisation de mon premier livre jeunesse avec la maison d’édition Les Fourmis Rouges. Faire un livre demande beaucoup de travail et faire vivre son livre c’est aussi très compliqué, mais encore une fois quelle sensation quand on l’a dans les mains ! En plus, ce projet était très personnel, ce n’était pas une commande. J’ai été très marqué par le film Roger Rabbit et depuis longtemps, j’adore utiliser ce traité de l’illustration sur photo ou comment amener de la folie dans des décors réels et connus de tous. C’est ce que j’ai eu envie de faire avec ce livre. Avec Sophie Régnier au texte et Benoit Florençon pour les photos, nous avons raconté l’histoire d’une race extraterrestre gloutonne et débile qui a épuisé les ressources naturelles de sa planète et doit trouver refuge ailleurs. Du coup, ils arrivent sur Terre et vivent au travers de différents décors tels qu’un jardin public, un restaurant, une fête foraine… Nous avons aussi créé avec l’agence MNSTR une application qui permet d’insuffler un peu de réalité augmentée dans le livre. Une autre chouette expérience et un gros travail d’équipe.
Que penses-tu des commandes artistiques ?
À la fin des études et quand nous avons commencé en collectif, nous passions beaucoup de temps à peindre et à expérimenter, mais à un moment il a bien fallu qu’on trouve le moyen de ramener trois sous. Suite à quelques bonnes rencontres et surtout de bons conseils, on s’est rendu compte que les agences parisiennes avaient souvent besoin d’images pour des campagnes de pub. Après avoir essayé d’obtenir des rendez-vous à grand coup de milliers de mails nous avons petit à petit pu présenter notre travail aux agences et tout est parti très vite. Nous avons eu la chance de bosser sur des campagnes pour PlayStation, la RATP, Radio Nova… Nous avions même assuré une campagne de Noël pour Orange avec un nombre monstrueux de visuels, la pression était forte, mais c’était très excitant. Beaucoup de gens dans notre milieu trouvent que faire des commandes n’est pas gratifiant et je reste poli. Mais personnellement, j’ai toujours trouvé que c’était très formateur et excitant. On collabore avec des équipes de créatifs des fois brillantes, on rencontre beaucoup de gens, on apprend à s’adapter, à travailler dans l’urgence, à se remettre en question… Bref, j’aime beaucoup le travail de commande et je pense que c’est ce qui m’a rendu aussi polyvalent. Maintenant que je travaille presque essentiellement avec mon propre nom, j’aime toujours autant faire des collaborations avec des marques et répondre à des commandes. J’ai eu l’occasion de collaborer avec Haribo, Adidas, Dalloyau, Ray-Ban et je réalise chaque année pas mal d’affiches pour des festivals, concerts, etc. Pourvu que ça dure !
Peux-tu nous parler de tes projets en cours ou à venir ?
Évidemment, l’actualité et le confinement ont chamboulé nos plannings, mais je l’ai très bien vécu. Rester enfermé chez moi et bosser, je connais ça ! Pas pendant deux mois, c’est certain, mais je l’ai finalement pris comme un repos forcé. Cette année j’ai beaucoup voyagé, je n’ai jamais vraiment arrêté et sans m’en rendre compte, je suis arrivé à un niveau de fatigue assez costaud ! Du coup, je me suis reposé un peu.Habituellement je fais peu de dessins en rapport à l’actualité mais pour le coup, j’ai été inspiré et j’ai eu envie de faire des images pour parler du Covid-19 avec un peu plus de légèreté et essayer de faire sourire les gens. J’ai aussi fait des coloriages que j’ai donné à qui voulait via les réseaux sociaux. Pour le coup, c’était aussi rafraîchissant de faire des images juste pour le plaisir, sans aucun projet ou commande derrière, ça m’arrive trop rarement maintenant. Tous mes projets de murs ont été annulés évidemment, mais j’ai eu la chance de rebondir sur d’autres commandes, des affiches pour la Fête de la Musique et un festival virtuel, un puzzle pour enfants avec la marque Djeco, et je dois surtout produire des toiles pour plusieurs expos… Je n’ai vraiment pas à me plaindre. En septembre sortira une montre sur laquelle j’ai travaillé avec la marque AWAKE, une jeune entreprise française qui produit des montres 100 % éco-responsable.
Quel conseil donnerais-tu à ceux qui voudraient se mettre à l’illustration ?
Je leur dirais que le plus important dans ce métier ce n’est pas la technique, mais avoir des idées ! Il y a une légende mystique qui dit que les gens peuvent naître avec un talent pour le dessin. Je pense que c’est faux, la technique c’est quelque chose qui s’apprend si on le veut et si on s’en donne les moyens. En revanche, je suis persuadé que certains naissent avec une capacité à être plus créatif que d’autres. Il faut être curieux, regarder autour de soi et surtout, il faut avoir son propre univers, sa propre personnalité !
Plus d’informations sur le compte Instagram et le site internet de Nicolas Barrome Forgues.
Propos recueillis par Anastasia Le Goff
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