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“Chers musées…” : La réaction des institutions muséales au mouvement BlackLivesMatter

Louise Thurin 16 juin 2020
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Portrait de Madeleine (détail) - Marie-Guillemine Benoist (1800) © Musée du Louvre

Depuis le 2 juin, le compte Instagram de Louise Thurin (@louise.paris2020), étudiante métisse à l’École du Louvre est le lieu d’un débat intense autour de la réaction des institutions culturelles françaises au mouvement social Black Lives Matter. Voici sa lettre ouverte cosignée par Zélie Caillol.

Paris, le 11 juin 2020

Chers musées,

Éduquez-moi sur le racisme. Quelle est votre valeur si vous ne me parlez pas ? Pourquoi ces façades noires vides et ces silences – prolongés ?

On se doit de relever une certaine timidité institutionnelle à prendre la parole en temps de crise sociale. Musée, tous les jours ta jeunesse, tes acteurs intermédiaires, précaires, en lutte se battent pour démontrer ton utilité sociale au sein de leurs cercles. Nous amenons nos amis, nos parents, nos amours en ton sein. Musée, tu ne dis rien. Sans vous, les combats du passé meurent et ceux du présent titubent. Où sont les piliers de la science et de l’histoire ?

Il est inconvenant de se retenir de partager massivement – pour quelque raison que ce soit – un contenu historique et scientifique sourcé prouvant, démontrant et réaffirmant notre humanité commune. Il ne faut pas laisser s’immiscer les aberrations dans les esprits. Il ne faut pas laisser la place à un contenu nauséabond sur les réseaux sociaux. Il faut réaffirmer chaque jour plus fort que l’humanité est une et indivisible. Musées, distribuez à la jeunesse des torches de savoir – nous brûlons pour la justice, la vérité et la paix.

Les musées ne sont pas neutres. Ils sont en France un bastion de la République – une conquête du peuple. Pourquoi cet embarras à s’exprimer à vos premiers financeurs, l’ensemble des citoyens français – cette France plurielle ? Aux citoyens du monde entier qui passent le temps de quelques jours la porte de notre pays, de nos musées ? Servons nous des parcs d’attraction ? Ne rien dire ou publier une façade noire – accessoirement accompagnée d’une banalité ; entre votre action sociale potentielle dans le débat public et celle de l’Oréal, il n’y aurait aucune différence ?

Nous sommes un grand pays touristique. Le musée du Louvre est une porte ouverte sur le
monde, l’incarnation du musée universel. Des actions publiques de sa part auront nécessairement un rayonnement mondial. Étendard du pays auto-proclamé des droits de l’Homme, pourquoi ne les réaffirmes-tu pas aujourd’hui ?

Mettons en place des piliers pour l’ensemble des Français – surtout pour ceux que vous ne touchez pas. Pour que la jeunesse qui t’écoute – et celle qui t’entendra à travers nous – aient à portée de main du contenu culturel historiquement dense et scientifiquement fiable. Pour ne pas construire demain sur des chimères. Nous avons collectivement besoin d’outils d’autodéfense intellectuelle – pour contrer le racisme, la désinformation, la haine, le complotisme, les pseudo-sciences. Musées, partager vos contenus massivement nous rendra résilients collectivement ! On cultive le goût de la vérité en l’essaimant.

La confiance en la science, l’histoire et les arts repose sur vos murs. Il vous faut affirmer, marteler la vérité : la théorie de l’évolution invalide toutes “races humaines”. Mettez de côté un artificiel planning de community management et partagez votre matériel pédagogique abondamment. Il est nécessaire de faire place à de nouveaux réflexes, à un paradigme neuf. “Il ne faut rien poster de trop intelligent, de trop complexe, de trop dense, on va faire peur.” Alors qu’inversement, nous savons que c’est le challenge intellectuel, l’ouverture contemporaine, une réinvention personnelle qui ouvrent les portes des musées. Nous militons pour une construction d’un discours sur le temps long, à plusieurs étages, protéiforme – et surtout, sur les réseaux sociaux. Mettre les pieds dans un musée est l’aboutissement d’une démarche.

Musées, à qui (individus, groupes) s’adressent les activités de collage pour enfants – large
part de votre création de contenu ces derniers mois ? À quel public – très singulier – s’adresse ce contenu ? Forts de votre notoriété, vous êtes suivis massivement, vous êtes “influents”. Des outils sont mis à votre disposition par les plateformes pour rediriger vos abonnés notamment sur vos sites internet respectifs – pour accéder à plus de ressources. Pourquoi l’utiliser pour des ateliers créatifs ? Pourquoi pas pour rediriger vers un contenu artistique, scientifique, pédagogique informatif, fiable et d’actualité ? Les réseaux sociaux ne sont pas un accessoire pour “parler aux jeunes”. Ce sont le cœur des sociétés – des agora mondiales et mondialisées.

Sans le Covid, nous serions en pleine Saison Africa 2020. Que font les institutions participant à cet événement ? Reportée à décembre, les contenus pédagogiques dorment-ils dans les cartons ? Partager un contenu dont les informations qui le composent sont d’utilité publique n’équivaut pas à un *spoiler* d’une exposition à venir. Au contraire, plus le contenu est informatif et dense – plus il ouvre une fenêtre sur l’intérieur des musées. Approfondissons ensemble – nuançons ensemble – réfléchissons ensemble aux mots, aux images, aux concepts qui déracinent la haine. Amenons les archives et l’histoire sur la place publique – c’est-à-dire encore une fois les réseaux sociaux. Chers musées, nous sommes à un clic – les yeux grands ouverts. Aujourd’hui, c’est d’abord ce que vous projetez hors de vos murs qui compte.

Nous n’attendons pas de témoignage de solidarité, mais des contenus – dont le plus grand
nombre possible soit disponible à l’intérieur d’une même plateforme pour augmenter sa
volatilité, son impact social. Le contenu est notamment sur Instagram une archive vivante,
circulante, revenante – en somme non périssable et consultable par tous, à tout moment.
Placez-vous comme des interlocuteurs de choix, des professeurs que l’on va voir et revoir à la fin d’un cours. Musée, tes absentéistes viendront enfin pousser tes portes, d’abord en ligne, et demain – nous le croyons – fouleront tes salles.

Comment intéresser les jeunes – gagner leur écoute, leur attention ? En leur apprenant à vivre en juin 2020 – armés des connaissances scientifiques, artistiques et historiques récoltées par l’humanité le long de son existence. En insufflant que l’avenir n’est interdit à personne et que le passé appartient à chacun. Si vous voulez attirer tous les publics, soyez les porte-paroles de tous les publics. Comme nous, ils s’écriront : « Incroyable ! Incroyable, c’est moi ! C’est ma vie ! C’est mon parcours humain ! Marchands, princes, guerrières, esclaves, rameurs, brigands, héroïnes… C’est moi, c’est moi tout à la fois – en même temps ! » Faites grandir leur soif – qu’il ne suffira plus d’observer, de loin, mais de partir à la rencontre de vos richesses – soient-elles un fragment de tesselle.

Chers musées, dans un premier temps et un premier réflexe sur les réseaux sociaux – notamment si vous êtes une micro-structure, manquez de temps, de moyens, ne disposez pas d’un community manager dédié – vous pouvez également proposer à votre audience de contribuer à eux-même au dialogue à l’intérieur de vos collections. Postez « Chers abonnées, ensemble contre le racisme. Avez-vous des contenus antiracistes en rapport avec nos collections / nos expositions à partager ? Taguez-nous, nous serons ravis de les relayer sur notre compte et d’enrichir ce dialogue. » Souvent des contenus “prêt à poster” existent déjà – récoltés et mis en ligne par des dizaines de “comptes historiques à but informatif” sérieux et sourcés. Amplifiez leur passion et leurs contenus.

L’intégralité des contenus scientifiques et pédagogiques de vos expositions doit être visible de tous, tout le temps et de façon impérissable – assurant ainsi la pérennité de leur message après finissage : images d’archive, analyses d’oeuvres, interviews, documents, montages, comptes-rendu d’actions internes à l’institution, conférences condensées…

Il n’existe pas d’impartialité muséale – notamment quand on parle de racisme. Pour déconstruire collectivement nos imaginaires au profit des faits, observations et réalités historiques, il nous faut ensemble – et vous les premiers :

● Diffuser et repenser la représentation des Afropéens au cours des siècles et les manifestations historiques de leur présence avant le XVIe siècle.
● Réévaluer l’histoire des territoires africains dans leur globalité – en mettant en avant leur pluralité et leur évolution dans le temps.
● Valoriser les thèses de sciences sociales contemporaines produites par nos chercheurs universitaires et développer le réflexe de renouveler et d’actualiser constamment les argumentaires – notamment ceux présents sur les contenus pédagogiques. Nous ne voulons pas d’un musée fragmentaire, excluant des réalités de son champ d’expertise.
● Remettre en question la pensée de l’esthétique des arts africains – en mettant en avant leur pluralité et leur évolution dans le temps. Musées d’architecture, mettez en avant la diversité architectonique et architecturale africaine – historique et moderne.
● Réfuter les thématiques récurrentes de primitivisme, de sauvagerie, d’exotisme.
● Au besoin, retitrer les œuvres, refondre les cartels.
● Placer le colonialisme comme étant au centre de la formation du monde dans lequel nous vivons. On ne peut pas prétendre connaître l’histoire de France si l’on fait abstraction de toute l’histoire coloniale. Il est impératif de comprendre ce qu’il s’est passé durant les quatre derniers siècles pour comprendre qui nous sommes aujourd’hui et nos interactions – individuelles, collectives. Inclure systématiquement les Outre-mers dans les discours. Leur oubli récurrent est insupportable et dangereux.
● Encourager, dans le cadre de la coopération culturelle, les initiatives de documentaires et docu-fictions de l’histoire des peuples, royaumes, empires africains et figures historiques africaines, afropéennes, afro-françaises.
● Systématiser la conception des aires culturelles comme étant poreuses et les voyageurs nombreux – notamment dans l’Antiquité et au Moyen Âge – contrant ainsi les discours de roman national d’une France gauloise ou ethnique. Repensons nos échanges, nos innutritions. Penser que les hommes et les idées circulent n’est pas une théorie du complot. Musées d’archéologie, déconstruisez sur la place publique la récupération de vos contenus par les historiens du passé et les affabulateurs du présent essayant de valider à travers vous leurs pratiques discriminatoires, un roman national raciste. Musées d’archéologie romaine, parlez-nous des expéditions romaines en Afrique subsaharienne ; expliquez en quoi l’esclavage antique ou une possible annexion à l’Empire romain n’a rien à voir avec l’esclavage moderne et son contenu religieux et pseudo-scientifique. Le racisme anti-noir est une construction datable.
● Enfin, les théories de “races humaines” parmi les Homo Sapiens sont une aberration. Musées de l’Homme : abondez-nous de votre contenu, avec une emphase évidente sur la théorie de l’évolution – qu’il est nécessaire de marteler et de réaffirmer.

Nous avons recensé jusqu’à aujourd’hui sept réactions d’institutions muséales en France au mouvement Black Lives Matter (et vraisemblablement aux manifestations sociales JUSTICE POUR ADAMA – jamais citées explicitement). Quatre d’entre-elles sont des déclarations courtes “de solidarité”. Aucune ne s’apparente à un partage massif de contenu directement sur les réseaux sociaux.

“Les musées ne sont pas neutres. Ils ne sont pas séparés de leur contexte social, des structures du pouvoir et des luttes de leurs communautés. Et quand il semble qu’ils sont séparés, ce silence n’est pas de la neutralité, c’est un choix – le mauvais choix.

En tant qu’institutions hautement respectées dans nos sociétés, les musées ont la responsabilité et le devoir de lutter contre l’injustice raciale et le racisme anti-noir à tous les niveaux, depuis les histoires qu’ils racontent jusqu’à la diversité de leur personnel.

Derrière chaque musée, il y a des gens. Chacun d’entre nous doit choisir de se tenir responsable de ses propres préjudices et de vérifier ses propres privilèges. Nous devons choisir de nous opposer au racisme dans nos propres cercles et être prêts à apprendre à nous améliorer.”
Extrait du communiqué de Lonnie G. Bunch, secrétaire de la Smithsonian Institution
et co-président d’ICOM États-Unis (International Council of Museums).

Black Lives Matter est un appel à l’action, pas à la solidarité.


Par Louise Thurin avec Zélie Caillol, étudiante à l’ICART Paris.

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