Charles Gimat : ” Nous fonctionnons comme des fous du roi”
Charles Gimat est clownanalyste au sein d’une compagnie de clown-théâtre appelé Bataclown. Il nous fait découvrir ce métier atypique qui mêle question sociale et monde de l’art.
Charles Gimat, vous faites partie de la compagnie Bataclown, comment en êtes-vous arrivé là ?
Je suis ingénieur thermique de formation mais je suis également un passionné de théâtre depuis l’adolescence. J’ai été ensuite journaliste et lorsque mon journal fit faillite, j’ai rencontré l’art du clown et j’ai pris la décision de me lancer à corps perdu dans cette activité. Ainsi j’ai eu l’occasion de rencontrer, par des formations successives, la pratique de la clownanalyse du Bataclown. Cela représentait pour moi la jonction inespérée entre ma sensibilité pour le sociétal et l’art du spectacle, car c’est une pratique qui associe les deux. Je me suis donc dit que c’était fait pour moi, j’ai persévéré et continué ma formation avec l’envie de rejoindre le Bataclown.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est exactement la compagnie Bataclown ?
C’est une vieille compagnie qui a été fondée il y a maintenant quarante ans. Je fais partie de la seconde génération, j’ai commencé la clownanalyse en 1988-89. La particularité du Bataclown est de faire la jonction entre le social, l’art de l’improvisation et le personnage clownesque. Jusque dans les années 70, le clown était plutôt cantonné dans le genre du cirque et le Bataclown a fortement participé à en faire ce que l’on appelle aujourd’hui le “clown acteur social”, c’est-à-dire un personnage qui fonctionne comme une éponge et absorbe l’environnement dans lequel il vit, proposant un regard atypique sur ce qu’il observe et ressent. Le Bataclown a décliné cela de façon beaucoup plus précise, dans les congrès, les séminaires, toutes les assemblées professionnelles où la parole circule. Depuis quarante ans, nous avons fait des milliers de congrès, de séminaires, en France ainsi que dans le monde entier. Nous sommes deux clownanalystes dans la salle, nous écoutons et trois à quatre fois par jour, la parole nous est donnée. C’est une parole totalement libre, nous montons à la tribune et commençons notre improvisation totalement à chaud, à partir de ce que l’on a pu comprendre et ressentir de la situation.
Pour vous, la clownanalyse associe le rire et le social. Le rire a-t-il par conséquent une fonction émancipatrice ?
Oui toujours, mais cela dépend ce que l’on entend par “émancipation”. Nous fonctionnons comme des fous du roi, d’où le sous-titre du Bataclown : “les Nouveaux Fous du Roi”. Historiquement, le travail du fou du roi était de porter la parole du peuple à l’oreille du roi, c’est ce que nous faisons en écoutant avec le public, on s’imprègne de leur ressenti, on pose des questions, on parle à voix basse… On se sert de cela, on le porte sur le plateau devant le ou les rois, qui sont en l’occurrence les conférenciers ou bien les dirigeants de l’entreprise pour laquelle ces gens travaillent. On leur renvoie ce que les personnes présentes dans la salle ont compris ou ressenti de leur prestation. Nous sommes donc “porte-parole du peuple” mais aussi “porte-parole du roi”. En effet, si les propos ont été difficiles, confus ou inadaptés à la situation, notre tâche est aussi de reformuler. Si les propos des conférenciers sont trop théoriques, nous allons les retranscrire en scène dramatique. Nous portons la “parole du roi” et devons la rendre compréhensible pour les gens dans la salle, cela peut se rapprocher de la médiation. En ce sens, il y a donc un côté émancipateur bien sûr mais ce n’est pas parce que nous sommes passés que cela va déclencher une révolution.
Selon vous, doit-on comprendre que le rire est une sorte de “dissolvant de l’angoisse”, comme aurait pu le dire Bergson par exemple ?
Oui, selon lui c’est “la mécanique du vivant” qui fait rire. En effet, il y a beaucoup de choses assez mécaniques dans le sens où l’on perd la dimension vivante de ce qui est proposé. Le rire peut donc libérer de l’angoisse, il nous arrive d’intervenir sur des situations très tendues comme des sorties de grève de structures qui étaient en tension ou qui avaient vécu un plan social. Nous ne devons alors pas écraser ces tensions mais bien les faire jaillir de la façon la plus courtoise et sympathique possible, en espérant que la catharsis fonctionne et que le rire s’en dégage. Effectivement, il y a des libérations d’angoisse qui font qu’on peut en rire, cela provoque un dépassement de la situation et une possibilité de reprendre le dialogue .
Quelles sont les qualités essentielles dont doit disposer un clownanalyste ?
C’est assez compliqué, nous sommes une équipe de treize personnes en ce moment et ce sont des gens qui pratiquent ce métier depuis 20-30 ans. Il est difficile pour nous de recruter car il faut disposer de deux compétences principales, d’une part la compétence artistique, que l’on trouve généralement assez facilement mais il faut également faire fonctionner tout un côté “raison de la situation”, c’est-à-dire qu’il faut être capable d’analyser, de comprendre les propos. En effet, il peut nous arriver de travailler pour la haute finance puis quelques jours plus tard, intervenir dans un congrès de cancérologie. Cela demande donc des compétences proches du journalisme puisqu’il faut faire des enquêtes en amont, des interviews, s’informer pour être capable de comprendre ce qu’il se passe le jour J. Lorsque l’on possède ces deux aspects, il faut les faire jouer ensemble. Faire une improvisation ludique, c’est être capable de faire marcher la fibre artistique en improvisant mais nous sommes sous contrainte, il ne faut pas faire de contresens et si possible, dégager des points d’analyse, repérer ce qui n’a pas été dit de façon à pouvoir s’en servir lors de l’improvisation. Donc trouver des bons artistes, il y en a, trouver de bons analystes institutionnels, il y en a, mais trouver des gens qui savent faire jouer les deux est une chose plus délicate et cela demande une formation. Enfin, il y a une troisième particularité car notre pratique n’est pas une pratique d’audit mais une pratique artistique. La particularité, par rapport à la construction d’une pièce de théâtre classique où les gens viennent pour entrer dans votre univers, c’est que dans le métier de clownanalyste c’est à nous de pénétrer l’univers des gens qui constituent notre public. Il faut donc faire abstraction le plus possible de nos pensées propres, de nos convictions personnelles. Le but du jeu n’est pas de faire passer ses idées mais de porter la parole du public ou du conférencier. Les recrutements sont longs, nous avons une école de formation en six niveaux, quatre niveaux forment à l’art du clown et les deux derniers sont des formations à ce que l’on appelle le “clown acteur social”. On entraîne alors les gens à se décentrer, à se saisir d’un univers et à produire une improvisation qui donne un regard de ce qu’ils peuvent vivre et voir du monde. Après leur formation, nous plaçons les novices sur des sujets qui ne sont pas trop compliqués mais toujours accompagnés d’un clownanalyste confirmé, de façon à s’entraîner et à affiner cet art.
La période de confinement a-t-elle eu un impact important sur votre activité ?
Oui, tout a été annulé. Les congrès étant des grosses manifestations, il faut réserver au moins un an avant. Nous attendons donc le déconfinement pour travailler sur des projets de clownanalyse à distance, en suivant le modèle des réunions en visioconférence. Cela change un peu le métier dans le sens où le côté “contact” est très important. Lorsque l’on intervient, que l’on joue, les intervenants restent sur le plateau, nous interagissons aussi beaucoup avec le public. Donc le fait de ne pas avoir ce public présent avec nous complique le travail. De plus, le retour du public, les rires, sont des fournisseurs d’énergie importants lors de la prestation. Néanmoins, la vidéo apporte d’autres possibilités que nous allons chercher à exploiter avec du montage, etc.
Propos recueillis par Jean-Félix ROUSSEAUX
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