Ritual Inhabitual : “Nos travaux s’inscrivent dans les interstices de différentes disciplines”
L’art et la science ont en commun de questionner le monde en rendant visible l’invisible. L’association Ritual Inhabitual révèle les fils qui tissent leur réalité artistique, emplie d’une approche scientifique inédite : un résultat d’une puissance esthétique et poétique !
Pouvez-vous me dire quelques mots sur vous, votre parcours, votre activité ?
Florencia Grisanti : Je suis artiste plasticienne et taxidermiste
Tito Gonzalez Garcia : Je suis vidéaste, plasticien et je réalise des films.
FG : J’ai fait les Beaux-Arts à Santiago du Chili. À la fin de mes études, pour mon projet de thèse, j’ai eu besoin d’apprendre des techniques de conservations utilisées généralement par les naturalistes. Je me suis rendue spontanément au Musée national d’histoire naturelle de Santiago et j’ai frappé à la porte du taxidermiste. J’y suis resté quatre ans. Je me suis formé à la méthode classique : j’ai été l’apprentie dans un atelier spécialisé. Arrivée à Paris en 2010, j’ai fait la même chose et depuis, je collabore avec la plateforme de taxidermie et restauration au Musée national d’histoire naturelle du Jardin des Plantes pour les expositions du Muséum.
TG : J’ai commencé des études de philo à Valparaiso et j’ai décidé de continuer à la Sorbonne. Je me suis finalement orienté vers les arts plastiques que j’ai étudiés à Saint-Denis Paris 8. J’ai commencé à faire de la vidéo et je me suis formé à la Mairie de Bondy dans le département de photo de la ville. J’ai commencé en 2005 à faire de la vidéo pour le spectacle vivant, théâtre, danse et à l’opéra. En parallèle, je faisais des films expérimentaux.
Ritual Inhabitual est un projet inédit, comment est-il né ?
Nous nous sommes rencontrés en 2013 et très vite nous avons commencé à travailler ensemble. On a eu l’idée de créer une archive visuelle et poétique sur la technique de la taxidermie – processus, outils, savoir-faire -, parce que c’est un métier méconnu, en voie de disparition, mais aussi parce qu’on avait l’impression qu’il existait pleins d’idées reçues à son sujet. On s’intéressait donc à l’idée de dévoiler un processus de travail auquel les gens n’ont jamais accès.
Dans la suite des gestes du taxidermiste, du transfert d’un corps vivant à un corps mort, nous avons compris qu’il existait un lien archaïque entre l’homme et l’animal. Nous y avons vu des gestes millénaires, des gestes de rituels, liés au sacré et communs à différentes sociétés.
D’un point de vue artistique, nous avons compris qu’à deux, nous risquions de bloquer sur le savoir-faire de chacun – un vidéaste filmant une taxidermiste – alors on a décidé de changer de médium et d’inviter des intervenants issus du milieu scientifique. L’installation Minotauro, présentée au 104 pour la Jeune Création en 2013, est notre premier projet dans ce sens. Puisque Florencia travaillait au Musée national d’histoire naturelle, on a eu l’idée d’interroger des chercheurs qui pouvaient nous aider à approfondir les thèmes qui nous intéressaient. Dès lors, le CNRS, le MNHN et le Musée de l’Homme sont devenus des viviers importants pour faire grandir nos projets qui ont dépassé le simple territoire de la taxidermie.
Quelles sont vos influences, d’où viennent vos inspirations ?
On a toujours été fascinés par les collections scientifiques et la façon dont les naturalistes ont construit des méthodes d’observation et d’archivage afin de décrire le monde du vivant. Dans chaque société humaine on retrouve une iconographie qui retrace les histoires de l’homme avec son environnement. Parfois ces images sont animées par des rituels et c’est précisément cela qui nous intéresse. Nous sommes chiliens et nous faisons partie d’une génération qui s’est rendue compte de la rupture qui avait été opérée jusqu’à maintenant entre nos parents et les peuples autochtones. C’est donc ce qu’il y a de commun dans l’observation de la nature dans ces deux univers opposés qui se trouve au cœur de notre travail. Autrement dit, nous sommes attachés aux travaux qui se situent aux interstices de différentes disciplines, ne faisant ni tout à fait part d’un monde, ni d’un autre. C’est le cas de Jean Painlevé dans la biologie et de Jean Rouch dans l’ethnographie. Tous les deux ont poussé les frontières de leur territoire de recherches en utilisant des médiums qui étaient dévolus à d’autres pratiques.
Quelles formes prennent les projets de Ritual Inhabitual ?
Le projet détermine le support ; c’est la seule règle. Ensuite selon la manière dont on veut aborder le sujet, on cherche des collaborateurs. Nous nous rendons compte qu’on préfère développer des travaux à long terme et sur plusieurs années. Pour notre projet “Mapuche”, nous avons fait des voyages dans le sud du Chili pendant cinq ans, pour réaliser un travail à la fois photographique, documentaire et ethnobotanique. On s’est intéressés au rapport que ce peuple autochtone entretient avec les plantes médicinales et la difficulté qu’ont les chamans pour les trouver aujourd’hui, à cause de la perte de la biodiversité provoquée par la déforestation. Pour ce projet nous avons photographié sur des plaques au Collodion humide, un procédé photographique du XIXe siècle, et sur des négatifs couleurs grand et moyen format, des membres de la communauté Mapuche, des plantes, des arbres et les laboratoires de clonage d’une entreprise forestière. Ils interrogent les méthodes ethnographiques et scientifiques tout en affirmant le geste documentaire de la photographie. Ils mettent ainsi en lumière la relation que le peuple Mapuche entretient avec les plantes et la relation des entreprises forestières avec l’environnement, malgré le fait que les communautés indigènes sont menacées par les systèmes de monoculture et par les politiques territoriales des États.
Ensuite, après une exposition au Musée de l’homme en 2017, nous avons démarré un projet d’édition avec Xavier Barral ; après son décès, nous avons mis en place une collaboration avec Actes Sud ; dans ce travail documentaire, la biotechnologie aura une place déterminante pour raconter cette histoire qui a démarré d’un point de vue plus anthropologique.
Suite au projet Mapuche on a démarré un projet sur l’Ile de Pâques, le territoire habité le plus isolé au monde. Une fois de plus, le rapport de cette population avec la flore en danger à cause de l’érosion, était au centre de notre travail documentaire. Après une succession de catastrophes naturelles liées à la colonisation et à la gestion politique du territoire, cette île du Pacifique s’est transformée, selon certains scientifiques, en l’exemple type de ce que les humains ne devaient pas faire. De là est née la méfiance entre ses habitants et les hommes de science. Un endroit qui est aujourd’hui, comme beaucoup d’autres dans le monde, en péril à cause du tourisme de masse et des conséquences du changement climatique.
Aujourd’hui on travaille sur une nouvelle collaboration avec l’Instituto Nacional de Antropología de México, afin de faire une exposition sur les Purepecha du Michoacán. Ce qui nous intéresse avec cette communauté amérindienne c’est leur histoire de lutte contre le narcotrafic et les pouvoirs corrompus dans l’État mexicain pour défendre la forêt. Les narcotrafiquants avaient pratiqué l’abattage illégal des forêts entre 2007 et 2011 dans la région du Michoacán pour y planter des avocatiers, un marché juteux au Mexique, premier exportateur mondial – 1,6 millions de tonnes chaque année. La révolution a été initiée par les femmes du village et permet à la communauté de créer, en 2011, un système d’autogestion basé sur le respect de l’environnement. Depuis, ils ont interdit les partis politiques, expulsé la police et fondé un gouvernement autour d’un conseil de sages selon un modèle précolombien. Cette fois, notre collectif voit l’occasion de mettre en avant l’aventure d’une coopération avec la nature portée par une communauté amérindienne, qui a inventé un modèle politique prenant en compte une économie durable, alliant respect de la biodiversité et sauvegarde de la forêt. Une histoire racontée à travers des œuvres d’arts, des photographies et des objets issus de l’artisanat local réinterprétée collectivement par les artistes de Ritual Inhabitual et les membres de la communauté.
Quels liens souhaitez-vous établir ou que souhaitez-vous montrer ?
Dernièrement nous nous sommes tournés vers des sociétés dites autochtones, parce que bien qu’on utilise souvent des termes “ancestraux” ou “millénaires”, nous pensons, en fait, qu’elles sont en réalité ultra-contemporaines. Ces sociétés sont en train de prouver qu’il est possible de mettre en place des politiques économiques ancrées dans le monde d’aujourd’hui – avec les nouvelles technologies et le confort moderne – tout en établissent un rapport à la nature basé sur le respect de l’environnement. Que ce soit pour des raisons spirituelles et culturelles, l’état du monde nous prouve que c’est avant tout pour des raisons de bon sens que nous devons transformer notre rapport à la nature. Et ces sociétés l’ont toujours dit ; après avoir voulu mettre l’homme au centre de la nature, il est nécessaire que les Occidentaux se replacent dans l’univers dans une optique moins dominante.
Quelle est la place du rituel dans le monde contemporain ? Voilà ce qui nous intéresse.
Découvrez le travail de Ritual Inhabitual sur leur site
Propos recueillis par Eleftheria Kasoura
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