Eleonora Rossi : “La culture est au centre d’une société, nous devons impérativement rallumer la lumière”
Eleonora Rossi, directrice du théâtre le Granit au cœur de Belfort est une femme de théâtre engagée et passionnée. Ce théâtre à l’italienne des années 1920 est familial et très favorable au rayonnement de la culture sur le territoire de Belfort. C’est ici qu’Eleonora et son équipe œuvrent pour que le spectacle continue.
Que faisiez-vous avant d’être nommée à la tête du Granit ?
Pour commencer, je suis diplômée du Piccolo Teatro de Milan. C’est une école fondée par Giorgio Strehler et Paolo Grassi. Ensuite, j’ai été directrice de l’Institut français à Saint-Louis au Sénégal pour le compte du Ministère des affaires étrangères. Au niveau de la région de Belfort j’ai été présidente du CISV Montbéliard Belfort qui était un endroit de résidence d’artistes vidéo. J’ai dernièrement été directrice artistique du théâtre La coupole à Saint-Louis en Alsace. J’ai aussi à un moment donné dans ma vie traduit, mis en scène. J’ai été assistante mise en scène d’Heiner Müller en Allemagne, de Jean-Pierre Vincent au théâtre Nanterre-Amandiers et de Mathias Langhoff. J’ai finalement été nommée au théâtre le Granit par le ministre de la culture le 10 Décembre 2019.
Quelles sont vos principales missions en tant que directrice et les enjeux auxquels vous faites face ?
Les missions d’une scène nationale sont indiquées dans une charte ministérielle. Nous avons 76 scènes nationales en France aujourd’hui et nous avons tous les mêmes missions. La diffusion et l’accompagnement des artistes de créations pluridisciplinaires contemporains. On doit aider, soutenir, accompagner et diffuser les artistes de danse, de théâtre, musique… tous les domaines. Pour autant, chaque scène nationale à sa spécificité. Le Granit, historiquement, est une scène nationale tournée vers le théâtre. On a découvert par exemple Jean Lambert-Wild, Jean-Luc Lagarce, des grands noms du théâtre qui étaient tout jeunes au début et que le Granit a accompagné et rendu célèbre. C’est une scène nationale qui est reconnue par ses pairs. Dans mon projet, j’ai souhaité continuer cette histoire du théâtre en l’amenant vers l’Europe. Des spectacles en langues européennes et se tourner vers des questions comme qu’est-ce que la vision d’une femme ou un homme de théâtre en Slovénie ou en Suède. Voir ce qu’il se passe en Europe en théâtre.
Qu’est ce qui vous anime ?
J’ai grandi dans les valeurs républicaines du service public de la culture, c’est dans mon ADN. La culture pour moi est au centre d’une société. Encore plus aujourd’hui avec ce que l’on est en train de vivre, cela devient plus que vital. Pour moi, les théâtres de service public mais aussi nos amis du privé doivent impérativement rallumer la lumière. J’en parle un peu avec mes collègues et on est d’accord qu’il faut rallumer cette lumière parce que nous avons un rôle fondamental. Pas simplement de pansement social mais de vision du monde, de nos âmes, de nos cœurs, de nos cerveaux que seul le spectacle vivant peut faire. Il n’y aura aucun écran, jamais, qui ne pourra remplacer cela. On voit aujourd’hui avec cette terrible épidémie combien cela nous manque et combien c’est important. Pendant longtemps je suis intervenue dans des banlieues ‘défavorisées’ comme on dit. J’ai travaillé aussi pour l’Opéra Bastille qui avait un projet, toujours existant aujourd’hui, “Dix mois d’école et d’Opéra”. Pour moi ça a été les moments les plus merveilleux que j’ai pu vivre. Enseigner le théâtre à des jeunes qui n’avaient aucun accès à la culture. D’être à leur côté et leur amener quelque chose qui leur semblait si loin et qui, en quelques mois, devenait familier. Ça devient accessible dès lors qu’on abandonne cette espèce de préjugé bourgeois ‘moi j’ai la culture toi tu ne l’as pas’. Quelle bêtise ! Il faut savoir que je suis italienne, j’ai grandi en Autriche, j’ai toujours été baladée de droite à gauche. Mes copains venaient du monde entier, pour moi c’était une richesse. Alors lorsqu’on me disait ‘ça va être difficile ils sont en échec’ tout de suite en tant que femme de théâtre je me disais mais en échec de quoi ? Par rapport à quoi ? Vis-à-vis de qui ? Alors voilà, aujourd’hui ce qui m’anime c’est que le Granit est un endroit au cœur de la ville même au niveau de l’architecture. Aujourd’hui la ville de Belfort à remis en place ses fontaines et elles sont devant le théâtre. La vie repart et si la vie repart, c’est la culture qui repart donc les théâtres se rallument. Tous les jeunes qui passent devant le Granit et se disent peut-être le théâtre ce n’est pas pour moi. Alors qu’en fait, moi dans ma tête, sur 50 000 Belfortains, 50 000 Belfortains rentrent et sont concernés par le théâtre. C’est sur ça qu’on travaille.
Est-il difficile de faire rayonner la culture dans une région plus rurale que d’autres ?
Ici, la région est en fait extrêmement technologique. C’est la région du TGV, des universités essentiellement scientifiques etc. On a peut-être une image du territoire de Belfort qui finalement n’est pas du tout celle que je vis. Il y a effectivement une tradition agricole… C’est d’ailleurs très agréable du point de vue gastronomique ! Et il y a quelque chose de très émouvant ici à Belfort, c’est que les habitants considèrent le théâtre comme le leur. J’ai été surprise de façon agréable d’ailleurs. Le théâtre est très cocooning, un théâtre à l’italienne des années 20. C’est chaleureux et on n’a presque pas besoin de dire aux gens où s’asseoir car ils savent et connaissent ; c’est chez eux. Ils se sont appropriés leur théâtre mais gentiment et pas du tout d’une façon hautaine comme j’ai pu voir dans d’autres lieux. C’est très familial. D’ailleurs, concernant la billetterie, j’ai envoyé des lettres à notre public pour leur proposer d’être remboursés ou de donner. Figurez-vous que 50% du public de Belfort a fait des dons, c’est extraordinaire !
Quel est votre programme culturel ? Avez-vous une ligne directrice ?
Dans nos missions on doit proposer un maximum de choses. C’est vrai pourtant que chaque directeur ou directrice imprime un peu sa marque. Moi c’est un peu particulier puisque c’était plus ou moins ma première saison, j’ai travaillé à toute vitesse pour la mettre en place et il y a eu le Covid. On a été coupés dans notre élan. Mais la réaction tout de suite a été de se dire que de toute façon quoi qu’il arrive la lumière on la rallumera, même pour une présence. Il faut faire acte de service public donc on ne fermera pas lorsque l’activité pourra reprendre, même si c’est pour jouer devant deux personnes. Nous sommes là pour soutenir les artistes. L’idée est donc de proposer au public un panel artistique de plus haute qualité dans tous les domaines. Par exemple pour la danse, il y a le centre chorégraphique national qui est présent sur le territoire de Belfort. Ils font des résidences avec deux trois danseurs. Ce que je propose moi au Granit c’est des grandes écritures de ballet à trente-cinq ou quarante danseurs. C’est pour permettre au public de se retrouver sur le territoire avec plusieurs propositions de danse. En théâtre, c’est les écritures européennes, ou jeunes créateurs français, ou les vieux ! Je revendique beaucoup ça, je m’insurge contre le jeunisme, ce n’est pas parce qu’il est jeune qu’il est bon. C’est important d’avoir cette double présence.
J’ai vu sur le site que vous proposez également des ateliers, pouvez-vous nous parler du concept ?
C’est toujours en lien avec le spectacle et ça c’est vraiment une constante du théâtre public. Nous proposons des dizaines d’actions, qui passent par faire découvrir le spectacle avec des ateliers, des masterclass, des rencontres de comédiens ou metteur en scène etc. Par exemple, nous avons eu un spectacle de Pauline Bureau qui a créé un projet autour de ce spectacle qui s’appelle Autoportrait au féminin et toutes femmes Belfortaines ont pour la première fois joué au théâtre. Cela s’est arrêté avec le confinement mais j’ai fait en sorte qu’elles continuent en se filmant et travaillant ensemble par vidéo. En fait c’est une manière de faire approcher un spectacle. Et cela s’adresse à tous les âges, on propose beaucoup de choses pour toucher tout le monde. L’année prochaine, ça va être une première, on va travailler sur le thème de l’humour. C’est un vrai travail ! Surtout l’écriture. Donc on aura un humoriste qui va venir travailler toutes les semaines avec des lycéens. Il y aura un spectacle à la fin avec des professionnels et la participation des lycéens ; pour tout cela il faut du temps et un artiste de grande qualité.
Avec les nouveaux moyens de communication et de diffusion, il y a de nouveaux horizons pour faire connaître et partager un patrimoine. Est-ce que vous pensez que des organismes comme le vôtre attirent de nouveaux clients sur les réseaux sociaux ?
Oui tout à fait. On est d’ailleurs en train de réfléchir à cela. Nous avons décidé de repenser entièrement le lien des réseaux avec une scène nationale. À chaque fois il faut réfléchir aux médias : qu’est-ce qu’on fait ? Comment ? Ce sont des langages à inventer, il faut être présent et pas juste faire un compte. Il y a de nouveaux publics effectivement qui sont touchés par ça. C’est une question générationnelle aussi ; c’est un travail énorme que de toucher un public ciblé.
Comment avez-vous géré la situation de confinement au théâtre ?
En janvier-février, du fait que je suis italienne, j’avais de très mauvais échos. Je savais que ça allait nous tomber dessus. J’ai même commencé à déjà prévenir mon équipe. Ils se moquaient un petit peu de moi… Maintenant, ils rigolent moins ! Donc voilà, je savais que le théâtre allait être touché de plein fouet. Ma première réaction a été celle de tout à l’heure ; il était hors de question qu’une salle subventionnée ne puisse pas jouer son rôle de soutien et de défense des artistes. Nous avons payé tous les coûts plateaux des artistes des spectacles annulés. On a payé aussi l’ensemble des artistes qui avaient des ateliers dont on parlait tout à l’heure. J’ai gardé l’ensemble de mes salariés en télétravail à 100%, je n’ai mis personne en chômage. C’est une politique extrêmement sociale que je revendique. L’idée c’est de payer, soutenir, et dès qu’on peut reprendre, on reprend. On redonne de l’espoir à l’ensemble de la profession et à notre public. Je suis en train de mettre en place toutes les mesures sanitaires en ce moment donc gel, désinfection, gants… On se mettra en cosmonaute s’il le faut mais le spectacle vivant continuera. Après bien sûr je parle en tant que scène nationale subventionnée. Un théâtre privé n’a pas du tout la même politique car il n’a pas les mêmes moyens et mesures pour appliquer ça, donc je ne fais absolument pas la leçon. Je pense qu’il y a besoin que le spectacle vivant et ce que l’on fait continue et de toute façon une démocratie sans spectacle vivant ça s’appelle une dictature.
Quels sont les projets à venir pour le Granit ?
C’est toute la saison 2020/2021 qui était pensée pour être une surprise, que l’on va diffuser le 20 juin à 20h. On va donner donc rendez-vous à tout notre public sur Facebook et sur le site internet avec une plaquette pour l’instant numérique, parce qu’on joue le jeu du Covid. On s’adapte. Mon professeur de philosophie nous disait ‘l’intelligence c’est savoir s’adapter’. Ça m’a toujours marquée. Donc en fait on est extrêmement intelligent puisqu’on s’adapte ! J’ai une équipe très soudée et inventive donc on travaille par appel vidéo, mails, téléphone… Notre saison sera je pense et j’espère une surprise et aura des grands noms, comme des noms jeunes, comme des soutiens de compagnies régionales ainsi que des artistes associés présents tout le temps. Il y aura aussi pour la première fois un soutien au rap.
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Propos recueillis par Charlie Egraz
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