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“La jeune fille et la mort”: un huis clos étouffant, vibrant, révoltant

 La jeune fille et la mort du cinéaste Roman Polanski sorti en 1994 est adapté de la pièce du dramaturge chilien Ariel Dorfman, et raconte le combat intense entre justice et vengeance. Le film se situe en Amérique latine, au début des années 1990 : militante dans un journal d’opposition étudiant, Paulina Escobar a fait partie des nombreuses victimes de la dictature militaire qui a régné sur son pays.

Marquée par les tortures infligées durant son incarcération, Paulina vit désormais à l’écart du monde, dans une maison au bord de mer auprès de son mari Gerardo, un brillant avocat libéral qui vient d’être nommé à la tête d’une commission d’enquête sur les exactions passées. Un soir d’orages, Gerardo est raccompagné par un homme du nom de Roberto Miranda, dont il vient de faire la connaissance. Paulina croit reconnaître en la voix de cet homme son tortionnaire et pour dépasser les tortures subies, le prend en otage pour obtenir sa confession.

Schubert : le spectre du passé 

La jeune fille et la mort s’ouvre sur un quatuor de Schubert du même nom, composé en 1824, et joué en début de film par un orchestre sous les yeux terrifiés de Paulina, se souvenant de cet arrière fond musical lors des tortures subies.

La mise en scène théâtrale est éminemment puissante de part sa sobriété, ses clairs-obscurs et ses cadrages oppressants. L’intensité symphonique lors des scènes d’interrogatoires fait gagner le film en profondeur, en expressivité : un suspense qui ne semble jamais s’essouffler.




Un rôle d’une immense intensité : un affrontement qui met en valeur des pulsions sexuelles et meurtrières 

D’une façon malsaine, l’affrontement joue avec nos instincts les plus bas et nos désirs les plus inavouables, ceux que nous ne cessons de refouler. Polanski construit son récit par des gestes et paroles insidieuses jusqu’à atteindre un sentiment de malaise rarement égalé.

L’intensité du rôle passe par les thèmes de la folie, de la paranoïa, de la démence, chers au cinéaste, et spectaculairement joués par Sigourney Weaver. La figure de la jeune femme est par excellence associée aux promesses de la vie, à sa beauté, à sa jeunesse, objet de désir, celles-ci s’évanouissent face aux souvenirs que lui rappellent la voix de son ancien tortionnaire.

Oppression frénétique du jeu de la vérité 

Nous, spectateurs, comprenons cette immense crainte et ce désir d’obtenir l’aveu. Polanski joue avec son spectateur, entre mensonge et vérité, doute et certitude et renforce ce face-à-face malsain mais passionnant. C’est en donnant l’illusion du théâtre par l’utilisation du hors-champ que le cinéaste a pour ambition de dilater le temps et de créer une attente lourde et angoissante.

Le réalisateur saisit une relation particulière, celle qui se développe avec le temps entre la victime et son tortionnaire. Un temps qu’on ne voit pas, un temps relié à des scènes dont seuls les deux protagonistes ont le secret : une proximité affective, rassurante, puis cognitive, obsessionnelle et brutale.

Le spectateur bascule dans une atmosphère pesante et une mise en scène sulfureuse. Le film pose la question de la vengeance et de notre propre rapport à la douleur, à la violence et au pouvoir : sommes-nous tous capables, dans certaines circonstances, d’abominations ? D’avoir la volonté de détruire quelqu’un qui nous fait mal, de le réduire au silence, à l’inexistence ?

La jeune fille et la mort, les conflits intérieurs de Roman Polanski 

Le cinéaste évoque la torture sous toutes ses formes, corporelles, sexuelles, psychologiques. L’histoire personnelle de Roman Polanski imprègne le film, s’étant lui-même retrouvé dans les situations de ces trois personnages : celui qui souffre, celui qui a été accusé, et le mari proche de sa femme. Le sens du détail qui fait écho à l’ambiance de ses films les plus oppressants : Le couteau dans l’eau, Rosemary Baby.

La jeune fille et la mort est en évidence un drame psychologique réussi, mettant en scène les conséquences de la perversité d’un régime dictatorial. Polanski dépasse la situation géographie et temporelle et raconte une histoire universelle : les victimes des régimes dictatoriaux sont partout dans le monde, et certaines côtoient toujours leurs anciens bourreaux. On retiendra de ce film un huis clos implacable dont le suspens est ingénieusement maintenu, et rigoureusement mis en scène. À l’aube de ce procès solitaire, le pire châtiment n’est-il pas de vivre avec ces images d’horreurs, de relier une symphonie majestueuse à la douleur ?

Isabelle Capalbo

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