Le Prince Igor en treillis à l’Opéra Bastille
Pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, l’opéra inachevé de Borodine, inspiré d’un conte du Moyen Age, est mis en scène par l’un des ténors de la mise en scène d’opéra, l’Australien Barrie Kosky. Le casting éblouissant des chanteurs, dont la soprano Elena Stikhina, fait sensation avec les choeurs sous la royale direction de Philippe Jordan dirigeant son orchestre.
Un prince en rangers
C’est une oeuvre inachevée dont l’acte 3 est pratiquement absent, que Rimski-Korsakov, son ami, et Glazounov, son élève, ont du remanier de part et d’autre. Borodine avait mis dans cet opéra dix huit années de sa vie de chimiste, et ce monument musical constitue un héritage musical plein de vie et d’influences mêlées, du folklore russe aux danses orientales, notamment dans le second acte quand le fils d’Igor, Vladimir, se retrouve prisonnier des Polovstiens et que des danseuses exécutent leurs fameuses danses dionysiaques. En réalité, c’est un opéra à la gloire de la Russie et de ses victoires sur les populations des vastes steppes d’Asie, nomades et belliqueuses. Malgré un premier acte magistral, dont la scénographie découpe telle une icône sculptée le trône dans un palais en or massif, avec Igor en prince solitaire, treillis et rangers aux pieds, la mise en scène de Barrie Koskie n’évite ni le cliché, ni l’excès de brutalité et d’hémoglobine.
Faire contemporain
Parce que le conte médiéval n’intéresse pas le spectateur contemporain, le metteur en scène fait d’Igor, qu’incarne Ildar Abdrazakov, une victime héroïque de son beau-frère le Prince Galitski (Dmitry Ulyanov). Ce dernier reprend le pouvoir avec Kalachnnikov et cocaïne dans un luxueux appartement avec piscine centrale, où pataugent bruyamment des soldats éméchés incarnés par des danseurs. Les femmes sont violentées (des danseuses) mais elles ressemblent à des bonnes soeurs, alors que dans le livret Galitski enlève une jolie jeune fille pour se divertir. Le camp polovstien, lui, n’a rien d’oriental, c’est un sous-sol taché de sang, avec instruments de torture suspendus sous de lugubres lumières. Sur son siège de prisonnier, sanguinolent, Vladimir se morfond malgré le chant voluptueux de la fille du Khan, alors que ce dernier, en costume cravate, joue les Machiavel. Les danses polovstiennes n’ont plus rien d’oriental ni de sensuel mais des danseurs à l’énergie électrique tétanisent le plateau, furieux et démoniaques tyrans d’une victoire annoncée.
Distribution vocale brillante
Endossant les parti-pris discutables de la mise en scène, les chanteurs demeurent à leur meilleur, toujours surprenants et inventifs, sous la baguette du chef Philippe Jordan qui exploite les moindres nuances de cette riche partition, les mélodieuses harmonies ou les turbulents soubresauts des cuivres et des vents, les pétarades des percussions qui composent un véritable feu d’artifice sonore. D’ailleurs, Jordan est régulièrement et généreusement applaudi par le public, qui reconnaît le travail accompli avec l’orchestre. Ildar Abdrazakov connaît la partition d’Igor pour l’avoir interprétée plusieurs fois, et témoigne d’un intense jeu dramatique; Dmitry Ulyanov possède la méchanceté et la hargne perverse de Galitski, quand Dimitry Ivashchenko compose un parfait Khan. On regrettera peut-être la timidité vocale de Pavel Cernoch dans Vladimir, alors qu’on salue le retour de la grande Anita Rachvelishvili. Mais c’est Elena Stikhina, dans le rôle de la femme d’Igor, belle, vibrante, d’une tessiture de velours, d’une expressivité de diamant, qui a totalement séduit le public le soir de la première. La pureté de son timbre, la richesse de ses aigus et l’intense sensibilité dont fait preuve cette artiste est tout simplement remarquable. Elle est déchirante.
Hélène Kuttner
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