Le Delusion Club : l’endroit où la réalité recouvre l’étoffe des rêves
Le Cirque des Mirages est de retour avec Delusion Club, sa nouvelle création fantasmagorique, renouant plus que jamais avec la veine du cabaret expressionniste ou plutôt ce qu’il fut dans sa chair et son essence. Une expérience poético-fantastique irriguée par une réflexion cinglante et jubilante sur le capitalisme sauvage. Ou comment rappeler aux distraits que le cabaret de la fin du XIXe siècle constituait le cénacle de l’avant-garde et de la résistance : un bouillant creuset où se fomentaient les pires accouplements artistiques (poésie, musique, chanson, danse…) pour y atomiser la bonne morale des églises et l’ignominie des états. Si le cirque n’est que dans le titre, les mirages sont bien là.
Jeux de vertige inspirés des bas-fonds du songe
Enfin, un cabaret expressionniste pur jus : corrosif, décadent et drôle ! Noir et corsé comme on aime. On en croyait la race éteinte, c’était compter sans le talent fantasque de Yanowski (poète, auteur, compositeur et interprète) et de Fred Parker (pianiste, comédien, compositeur et arrangeur), deux électrons libres aimant l’art ouvert aux quatre vents. Artistes multi-facettes, ces deux libres rêveurs se délectent à mêler les genres pour dynamiter les conventions. Objectif : sortir le public de son confort émollient, quitte à le brusquer. Pas d’art authentique sans subversion ! Surpris, vous risquez de l’être si vous ne connaissez pas encore l’univers crépusculaire du Cirque des Mirages : déjouant toutes les attentes avec la souplesse d’un chat, leur nouvel opus Delusion Club a de quoi laisser pantelants les amateurs de littérature fantastique et de récits d’aventure avides de sensations. A quoi tient l’incroyable puissance de ce piano-voix ? A sa forme hybride et à l’engagement total de ses auteurs. Véritables horlogers des jeux de vertige et de simulacre, ces deux-là n’ont jamais craint de défier les codes. Avec cette neuvième création, ils atteignent des sommets. Est-ce un tour de chant théâtralisé ? De la poésie ? Du mime ? Une mécanique de haute précision ? Un peu tout cela à la fois. Ecrit au fil des tournées et des résidences, ce récital de chansons originales inspiré “des bas-fonds du songe” est avant tout un objet chamanique non identifié et à haute portée métaphorique. A l’heure des mutations ultra-libérales en France ou ailleurs, Le Cirque des Mirages impose son imagination effervescente comme un acte de résistance de l’individu face à la normalisation mais aussi comme un acte poétique interrogeant au passage nos guerres intimes.
Humour noir éruptif et textes acérés
Un cabinet noir peuplé d’excentriques
Le spectacle s’enroule autour d’un cortège fantasmagorique de losers magnifiques : écrivains hallucinés, poètes assassinés, voyageurs sans bagage, dépravés, cabossés de la vie et autres damnés de la terre dont le point commun est de participer clopin-clopant à la marche boiteuse du monde. Féru de littérature fantastique et de récits d’aventure, Yanoswski a su y puiser le jus d’un cabaret féroce sans totem ni tabous mais vital et fascinant dans ce qu’il révèle de l’actualité du monde tel qu’il est aujourd’hui. De chansons en histoires sombres issues des romans terrifiants du tournant des XVIIIe et XIXe siècle, les ombres planent dans ce cabinet noir peuplé de désaxés : celle d’Edgar Allan Poe bien sûr – on pense à sa célèbre nouvelle Le Cœur révélateur avec son locataire assassin halluciné, parfaite déclinaison du meurtrier évoqué dans La valse des scélérats au fil du récital – mais aussi celle de Robert Louis Stevenson (Dr Jekyll et Mr Hyde), de Bram Stoker (Dracula), d’Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray), de H.P Lovecraft, “le plus grand artisan du récit classique d’horreur du XXe siècle” selon Stephen King, sans oublier l’ombre portée des criminels du Londres victorien (Jack l’Eventreur). Tout l’univers du duo est là, cristallisé dans ces histoires horrifiques que nos deux merveilleux conteurs explorent à leur singulière manière, alternant humour acide, digressions absurdes ou dérives iconoclastes. Eminemment actuel, fossoyeur de la bonne conscience, leur cabaret excelle à colporter ces histoires oniriques envoûtantes et à les faire jaillir comme des geysers percutants sur l’homme du nouveau siècle… soumis à une société de la gagne et à une ultra moderne solitude.
Une transe poétique, presque antique
Après avoir donné le ton (Qu’est-ce que vous foutez-là ?), Yanowski sème au vent des compositions dont tout auteur serait jaloux et nous fauche net avec des textes tour à tour percutants (La vente aux enchères) ou pénétrants (L’Humour à mort/Je veux te dire) mais toujours de haut voltage corrosif (La véritable histoire du christianisme). Longue silhouette de dandy, smoky eyes, petite moustache façon Vincent Price, voix envoûtante, il électrise l’espace par sa présence magnétique évoquant Brel ou parfois Guidoni dans son interprétation et sa gestuelle sertie par les magnifiques lumières expressionnistes de Fred Brémond. Il faut aussi s’arrêter sur la prestation de son fidèle complice, l’indispensable Fred Parker dont les doigts virtuoses dégringolent sur son piano entre Requiem, valse, jazz et musique de cabaret… quand il ne joue pas le Prince des crapules ou Nestor la marionnette ! Les deux acolytes se tiennent tous deux sur cette ligne de crête consistant à alterner provocation, émotion et franche dinguerie. Ils font aussi de ce spectacle une ode magistrale à la scène, l’un des derniers espaces de liberté et de conviction de notre société normalisée. Il y a ici de la sueur, de la chair, un enchantement sauvage dont on ne se libère pas facilement. Tout pousse à l’abandon de nos défenses jusqu’au son sorcier signé Jean Christophe Dumoitier. Dans le genre, une manière de miracle : un grand spectacle d’atmosphère et de mise en scène (Emmanuel Touchard) qui engage, fortifie et régénère. Ainsi va le Delusion Club, renversante expérience poétique frisant la transe antique, impossible à oublier pour l’ineffable voyage qu’elle nous offre.
Myriem Hajoui
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