L’Inondation : une création musicale et théâtrale magnifique
A l’Opéra Comique, le compositeur italien Francesco Filidei et l’auteur metteur en scène Joël Pommerat créent un opéra contemporain adapté d’une nouvelle du Russe Evgueni Zamiatine. La finesse et la richesse de la musique composée de concert avec l’auteur et les interprètes font de cette commande une totale réussite, preuve que de grands talents peuvent se rencontrer pour rendre la musique et la littérature plus vivantes que jamais.
Un univers en métamorphose
Evgueni Zamiatine peint un couple qui sombre dans la tourmente en même temps que les eaux du fleuve envahissent leur immeuble des années 1930, à Saint-Petersbourg. Lui est ouvrier et travaille à la centrale, elle reste au foyer en silence, se morfondant dans l’absence d’enfant. Quand soudain, alors que la Neva déborde et que les habitants se confinent dans les étages des bâtiments, des voisins leur demandent de recueillir une adolescente. La jeune fille devient le calvaire de Sofia, l’épouse, qui découvre la relation de la jeune fille avec son mari. La force du spectacle tient d’abord à une scénographie éblouissante, sur trois étages ouverts au public, où des locataires vivent et cohabitent. Le réalisme des lumières sophistiquées d’Eric Soyer, son souci formidable de chaque détail, se double d’une attention extrême aux costumes et à la silhouette de chaque personnage.
Des mondes souterrains qui se croisent
Joël Pommerat poursuit ici un travail qu’il mène depuis des années au théâtre, et qui prend ici tout son sens avec une composition musicale qui crée les silences, le bruit de l’eau, le pépiement des oiseaux, les cloches de la messe, mais aussi l’angoisse qui ravage les esprits, la haine qui grignote le coeur de Sophia, la brutalité d’un monde industriel et compétitif qui broie les individus en écorchant leur intimité. Pour mieux faire sentir cette ambiance oppressante, entre Hitchcock et Dostoïevski, il a réduit le texte aux phrases courtes et aux silences, et a dédoublé le personnage de l’adolescente, incarnée par une comédienne, Cypriane Gardin, et doublée par la soprano Norma Nahoum. Cette vision dédoublée retranscrit deux mondes, celui de la réalité et celui du rêve, ou du cauchemar, qui brouille totalement la perception du spectateur, et qui magnifie le mystère de la littérature et de l’inconscient.
Un orchestre et des interprètes parfaits
Il faut pour un tel projet un chef d’orchestre qui puisse en assumer toutes les données, avec la patience d’une construction dans le temps. Emilio Pomàrico, stature de géant, transfigure avec les musiciens de l’Orchestre de Radio France cet opéra. Les jeunes percussionnistes, installés partout, dans les loges et dans la fosse, manipulent des objets insolites pour faire des sons, métalliques ou organiques, naturels, sauvages ou sidérants d’étrangeté. L’inventivité sonore ici est à son paroxysme, d’autant que la partition, très souvent tonale, navigue entre des atmosphères à la Debussy, mais aussi flirte avec le baroque de Monteverdi, sans jamais rechercher l’effet et le brillant. La poésie se sculpte ici à l’aide de toute une palette qui va du son très doux au hurlement strident des cuivres en détresse, pour signifier la douleur des personnages. La mezzo-soprano Chloé Briot excelle dans le rôle de Sophia, mutique héroïne de Bergman qui explose dans la scène de la folie finale. Boris Grappe est lui aussi formidable dans le rôle de l’époux, Yael Raanan-Vandor prête son timbre chaud d’alto au personnage de la voisine, Enguerrand de Hys joue le voisin et Guilhem Terrail nous subjugue avec une voix céleste de contre-ténor et une stature hors norme, dans le rôle du narrateur de l’histoire, alors qu’on retrouve avec bonheur Vincent Le Texier dans celui du médecin. Une réussite.
Hélène Kuttner
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