Christian Omodeo : cultures urbaines et révolution
La librairie Le Grand Jeu dédiée aux cultures urbaines et fondée par Christian Omodeo est installée sur Fluctuart. De la cale au rooftop, d’évènements en soirées sur l’eau, il suffit de s’arrêter à la librairie pour découvrir une sélection qui s’adresse aux amateurs comme aux spécialistes, et les dédicaces, conférences ou soirées avec DJ sets concoctées par un passionné. Il fallait bien un libraire différent pour regarder la ville autrement…
La sélection de la librairie de Fluctuart traverse photo, mode, tatouage, skate, surf, musique… Comment fais-tu les choix ?
C’est une sélection qui s’est affinée au fil du temps, tout au long de mes rencontres avec des artistes, des auteurs, des éditeurs ou des lectures passionnés.
Je ne suis pas libraire de formation. Tout a commencé pendant que je préparais ma thèse de doctorat en histoire de l’art. En parallèle à mes recherches, je voulais étudier l’art urbain, mais je ne trouvais que très peu de références dans les bibliothèques publiques. Du coup, j’ai commencé à acheter les livres sur internet et à référencer dans une base de données (dont je viens de lancer le bêta-test) tout ce que je trouvais sur ces sujets. Cela m’a amené à être perçu par beaucoup comme celui vers lequel il fallait se tourner pour parler de livres et d’archives.
En 2015, j’ai créé une première librairie en ligne. Puis est venue la période des pop up bookstores dans des évènements et foires de secteur, jusqu’à l’ouverture du point de vente sur Fluctuart en juillet dernier.
Notre parti pris est assez simple : réunir dans un seul lieu un choix de livres qui permette à ceux qui s’intéressent à la street culture de faire le premier pas en étant accompagnés. Et puis nous avons une sélection parmi les plus pointues au monde, pour de vrais spécialistes, comme cet étudiant qui cherchait un livre sur les pixações de Rio de Janeiro. Nous étions la seule librairie en Europe à l’avoir.
Tous nos livres sont disponibles à la fois à la librairie et sur le shop en ligne de Le Grand Jeu. Notre but est de devenir une référence pour les passionnés du monde entier.
C’est une histoire de passerelles, bien au-delà du street art ?
Oui, il se passe plein de choses dans la rue. Dans les années 90, beaucoup de photographes de skate faisaient du graffiti, il y avait de nombreuses passerelles entre les différentes pratiques de la rue. Avec le temps, ces personnes qui avaient entre 10 et 20 ans sont devenues des adultes. Chacun s’est spécialisé dans un domaine précis, a créé sa propre industrie culturelle avec des résultats surprenants : pendant que le street art arrive au musée, le skate arrive aux J.O. Le développement de différentes scènes a créé des niches.
La librairie est pour moi un moyen de casser ce cloisonnement. Il y en a marre des murs ! Quand tu fais du skate, tu portes un T-shirt dont le dessin a probablement été fait par un graffeur et tu écoutes de la musique faite par quelqu’un qui est photographié par l’un de tes amis. Tout se mêle dans la rue, je veux que ma librairie vive selon ce même esprit.
Les barrières étant aujourd’hui avant tout physiques dans la ville, il fallait créer un lieu où les différentes communautés, les skateurs, les sneakerheads, les surfeurs et les amateurs d’art urbain puissent se rencontrer. C’est tout l’enjeu de la présence de Le Grand Jeu sur Fluctuart.
Quelle est la programmation spécifique à la librairie de Fluctuart ?
La librairie est un lieu de découverte des livres et de rencontres avec les auteurs, les artistes et les passionnés : on veut créer une plate-forme pour le croisement des expériences.
On a fait une séance de dédicaces avec Jonone en juillet et on a programmé des événements au moins une fois par semaine : le 6 septembre, nous avons invité Madame. Le 20, le thème était la culture rave des années 90 et 2000 avec Molly Macindoe et Acid Annie. Le 26, on a une conférence par une chercheuse allemande qui a publié un livre sur l’esthétique du vandalisme dans le graffiti, et le 4 octobre, trois ou quatre artistes russes viennent présenter leur livre récemment sorti, une bible sur la scène du street art en Russie.
On organise une soirée Surf and Disrupt le 9 octobre autour de surfeurs qui ont des idées novatrices, comme par exemple la création de projets respectueux de l’environnement…
De quelle manière les livres d’art prennent le relais dans cet espace artistique et festif, entre les expositions et les évènements ?
Fluctuart veut faire découvrir et faire voir l’art urbain et la ville autrement, tout en soutenant cette scène pour produire des projets artistiques sans la pression de la vente. C’est unique à Paris.
Grâce à la librairie, tu peux aussi te balader dans les villes du monde entier à travers des livres sur les artistes les plus importants de la scène actuelle, lire l’histoire de l’art urbain, comparer les graffitis de New York, les scènes d’Amérique du Sud et de Bangkok…
Ce jeu de rue a commencé dans le Bronx et à Harlem, et aujourd’hui des gosses font du graff au Sénégal, l’Inde connaît une révolution dans l’art urbain… Aujourd’hui, on est dans une dynamique fièrement Pop qui est en train de révolutionner l’industrie de l’art et les règles du jeu. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle j’ai appelé ma librairie Le Grand Jeu.
Pourquoi le street art va-t-il s’installer ? Qu’est-ce que ça dit de notre monde contemporain ?
Il y a plusieurs raisons à cela. Il y a quelques années, j’ai participé à une exposition dont le sous-titre était pour moi le vrai titre de l’exposition : l’Art à l’état urbain. On a souvent tendance à penser l’urbain comme le lieu. Street Art, c’est l’art de la rue.
Pour moi, le terme urbain a plutôt une vocation temporelle, pas géographique. On traverse une phase où l’art est devenu urbain. Aux 19e et 20e siècles, l’art était enfermé dans les galeries et les musées et dialoguait avec les élites bourgeoises. La démocratisation de la culture a permis à un nombre grandissant de personnes de produire de l’art, sans forcément sentir le besoin ou avoir la possibilité de le faire indoor.
Qu’est-t-il en train de se passer ?
Beaucoup d’artistes travaillent avec des galeries, des villes pour peindre des murs ou réaliser des installations, collaborent avec des marques, vendent en direct leur production sur Internet. N’ayant pas le soutien des institutions publiques dès le début, ils ont créé un système économique alternatif où l’état, les musées et les institutions classiques sont contournables.
Un artiste comme Futura est arrivé là où il est sans le soutien des grands musées, mais il mérite depuis des années une exposition rétrospective d’envergure dans un musée. Banksy non plus n’a pas besoin des musées. C’est plutôt le contraire, comme le démontre son exposition au musée de Bristol en 2008…
Pour ma part, je suis convaincu qu’une révolution est en cours dans le monde de l’art, comme cela a déjà eu lieu dans la musique. Il y a un court-circuit dans la production artistique : dans la culture du 20e siècle, tu as les Beatles, Star Wars… et dans les arts visuels ? Qui sont les Beatles de l’art ?
Celui qui a appris dans son garage, converti des masses, gagné des sommes astronomiques jusqu’à devenir une icône du 20e siècle, pour moi c’est Banksy. Aujourd’hui, l’enjeu dans le monde de l’art est de créer de l’art des masses pour les masses.
C’est une question de meilleure représentation des cultures urbaines ?
Je pense qu’il y a une fracture car dans le monde de l’art et des musées, on ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Tous les artistes contemporains, et pas seulement les artistes d’un seul circuit, devraient pouvoir être présentés sur les scènes, or le musée en est une. Il faudrait y exposer aussi les œuvres qui intéressent le plus grand nombre.
C’est une question de responsabilité, celle de la valeur culturelle de ce qu’on y expose. Mais comme pour la photographie, la performance, ou la vidéo, les musées sont frileux face à l’art urbain. Il ne s’agit pas d’éliminer l’art contemporain, mais de mieux représenter les cultures urbaines qui font partie intégrante de notre société. Ces cultures de la rue sont en train de bâtir des récits qui doivent trouver leur place à l’université, dans les musées et ailleurs avec la même rigueur intellectuelle.
Parlons de livres : lequel recommandes-tu à ceux qui voudraient s’initier à l’art urbain ?
Je pense à deux livres qui se complètent très bien. L’Art Urbain vient de paraître dans la collection Que sais-je, avec un très bon team d’auteurs. Il se parcourt très facilement et répond à toutes les questions que l’on se pose de premier abord de façon claire et concise.
Trespass, publié par Taschen, réunit des photographies d’interventions artistiques dans la rue des années 60 au début des années 2010. Il élargit le spectre de l’art urbain en regroupant des affiches de concert, des interventions d’artistes contemporains qui ont toujours eu une position radicale vis-à-vis du marché de l’art et que donc personne ne connaît… ce qui donne lieu à de fascinants court-circuits dans la rue.
J’adore ce livre car il parle des icônes de l’art urbain tout en racontant beaucoup de choses qui se sont passées dans la rue et sont restées inaperçues.
Et les livres à ne pas manquer parmi les sorties récentes ?
Stickers 2 est fait par un DJ et auteur qui rassemble le top du top de la culture des stickers de ces dernières années. Cette culture traverse toutes les contre-cultures urbaines du skate à la mode, la musique…
J’adore les stickers : ce sont des condensés de poésie visuelle posés dans des endroits souvent improbables, et donc aussi une façon de voir la rue autrement.
Le petit plus : le livre contient une quinzaine de planches de stickers faits par des grands de la scène comme Shepard Fairey, Invader, Barry McGee et d’autres.
Pour finir, une pépite, un livre fétiche que tu as envie de nous faire partager ?
Je suis très attaché à un livre de par ma propre histoire ; c’est le catalogue de l’exposition de Lee Quiñones et Fab 5 Freddy à la galerie La Medusa à Rome en décembre 1979. C’est la première vraie exposition de graffiti en galerie, dans la galerie romaine qui exposait le travail de Giorgio De Chirico.
Je suis né à Rome un 17 décembre, donc j’y fêtais mes trois ans quand ces artistes y ont exposé ! Ce catalogue est extrêmement rare et j’ai mis des années à en trouver une copie, qui est signée par les artistes à l’époque. J’ai même retrouvé les archives de cette exposition avec les photos des œuvres. J’espère un jour pouvoir raconter cette histoire.
Propos recueillis par Dorothée Saillard
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