Lionel Sabatté : quand la matière prend vie
De peinture en poussière, d’oxydations, de bronze ou de mots, il y a des mondes, dans les mondes de Lionel Sabatté. Peintre, dessinateur, sculpteur, il explore les connexions entre ici et ailleurs et questionne le vivant. Où commence-t-il ? Qu’en reste-t-il ? Quelles traces transmettons-nous ?… Plongeons à la croisée des mondes, au cœur de nous-mêmes.
Avant même ton rapport aux matériaux, quel est ton rapport à la nature ?
Enfant, j’avais une relation d’amitié avec les éléments, les arbres, les rochers. Depuis toujours, de petites choses m’émerveillent. Je vois chaque océan comme une entité différente et amie qui me parle et que j’ai besoin d’avoir contre moi, alors je m’y baigne même en hiver.
Aujourd’hui, mon travail a pris la place de ce qui est lié à la contemplation. Pour moi, les plaques que je laisse s’oxyder instaurent un dialogue. Petit déjà, je dessinais énormément. J’ai cette envie de tisser des liens et un rapport d’hyper-affectivité avec les choses ; j’y ai toujours recherché une présence bienveillante.
Au-delà de la poésie des traces d’oxydation sur le métal, il y a celle des titres de tes œuvres : Les Larmes de l’éléphant, Qui sait combien de fleurs ont dû tomber, Le Dormeur du val…
La place des mots dans mon travail est une question que je me pose beaucoup. Les titres sont d’abord utilitaires. Les mots surgissent dans l’élaboration des œuvres, venant de poèmes, d’ailleurs, ou ne pouvant servir de titre, parfois ne venant pas, et alors je cherche le titre après coup.
Comme pour les sculptures de loups et le jeu de mots avec les moutons de poussière, les mots servent de point d’appui aux choses dans ce monde d’abord fait de sensations : ils structurent les choses et les titres structurent une œuvre.
Les Larmes de l’éléphant est apparu comme une évidence dans la grotte de Bédeilhac, pendant la réalisation de la série de personnages en ciment qui devait s’appeler Human Condition. Le deuxième jour, j’ai vu un énorme éléphant sur la paroi au-dessus des personnages que l’on commençait à placer et qui semblaient être les larmes de cet éléphant !
C’est compliqué pour moi de donner un titre en amont car j’ai besoin d’être dans le travail pour le trouver, et je tiens à ce que les mots restent liés au temps du travail et des œuvres.
L’impact émotionnel des matériaux choisis sert ton propos, peu importe la noblesse qu’on leur attribue, tout en permettant à chacun de s’extasier devant ce qu’il aurait ignoré…
Oui, cela me plaît énormément. Beaucoup de gens ont un sentiment de rejet. Cependant, c’est souvent plus culturel que lié à un réel danger. En Chine, déplacer un oiseau en poussière du sol vers le haut pose une question liée aux énergies et au feng shui. À Los Angeles, j’ai eu des réactions de dégoût très fortes.
À Bédeilhac, j’ai aussi abordé le ciment, qui fait partie de notre environnement. En fait, mon travail m’amène à utiliser un matériau mais je ne le décide pas. Je travaille aussi la rouille et des matériaux classiques comme le bronze, et, ces dernières années, l’huile pour la peinture. Les matériaux plus singuliers étaient liés à mes sculptures. Aujourd’hui, c’est l’inverse avec les oxydations sur tôle et les sculptures en bronze.
Avec les sculptures en thé, proche de la poussière et des ongles par la singularité du matériau, mon approche reste similaire et implique cette relation d’amitié avec les choses. Comme on passe sa vie à produire et enlever la poussière, le thé, boisson la plus consommée au monde, accompagne l’humanité depuis des millénaires !
Tes sculptures prennent vie en ravivant une partie de nous-mêmes, par exemple avec l’emploi de la poussière…
Oui, c’est le cœur de mon intérêt pour la poussière : je me suis rendu compte, pour reprendre le jeu de mots, qu’au-delà du loup en moutons de poussière, il y avait nous et nos passages. Au métro Châtelet où j’ai balayé pour faire mon premier loup, des milliers de personnes du monde entier passent quotidiennement : cette poussière contient des traces de notre humanité actuelle.
Des gens verront cela dans cent ans. Je fais vraiment cela pour m’adresser à ceux qui ne sont pas encore là, comme je viens faire signe à ceux qui nous ont précédés à Bédeilhac.
Comment vois-tu ce vivant que tu questionnes ?
Comme un Occidental moyen d’aujourd’hui avec son éducation classique basée sur la définition biologique du vivant (un organisme se reproduit et disparaît), et aussi comme en Chine où le vivant est vu en rapport avec des niveaux d’énergie et des interactions vivantes.
Donc la poussière est vivante de cette mémoire des gens qui circule et traverse le temps ?
Le vivant, c’est cette transmission d’un message, l’ADN. Les matières communiquent et s’imprègnent de nous. C’est la posture dans laquelle je me mets dans mon travail ; faire comme si la matière était vivante et amicale.
Oublier la définition biologique du vivant et se mettre en situation de communiquer avec un caillou est probablement un des enjeux actuels de notre société. Aujourd’hui, on prend et on jette ; or, instaurer ce rapport où les choses sont vivantes est une question de regard, une façon de les considérer comme un potentiel de communication et d’émotions : c’est cela mon travail.
Tes sculptures inspirent l’empathie que l’on ressent normalement pour le vivant…
C’est ce à quoi j’aspire, donc cela me fait plaisir. Il arrive que des gens soient très émus par mes oiseaux et tristes pour eux. Il y a le choix de la matière, mais aussi la forme. Pour le bronze, cela tient plus à la manière de respecter le matériau, avec toujours le même principe : l’écouter. Quand je sculpte des oiseaux en cire perdue, cette matière molle, avec ce rapport à Icare, les matériaux commencent à me parler et une histoire débute.
Cette poésie naît ce faisant, du rapport aux matériaux qui t’inspirent une idée, une sensation, des mots ?
Exactement, en donnant mes cires au fondeur, je l’ai vu jeter les impuretés de la fin du creuset par terre. J’ai eu envie de faire une sculpture avec ces coulées aux formes aléatoires comme les oiseaux exposés au Jardin des Plantes à Toulouse. J’aime l’idée que ces coulées ramassées au sol deviennent des plumes d’oiseau qui ressemblent à des terres vues du ciel.
Le Dormeur du val, un oiseau qui suffoque, et dont on s’aperçoit qu’il est déjà mort, est lié à mon histoire personnelle et peut-être aussi à la manière dont on traite beaucoup de choses. Là encore, le bronze, c’est prendre soin d‘une chose que l’on a jetée.
Tu as récemment évoqué une tache de peinture que tu t’es autorisé à faire, enfant, sur un dessin, et qui t’a ouvert la possibilité de nouveaux mondes…
Avec cette tache, c’est la première fois que je percevais cela. Justement, on parlait du vivant : j’ai eu l’impression qu’une matière, cette gouache humide, disait en se déployant des choses qui me dépassaient, venues de l’échange entre elle et moi, et que je ne pouvais pas me dire sans elle.
De par cette interaction, cette tache était donc vivante et étendait mon propre vivant et la partie inconnue de moi-même. Elle m’ouvrait la possibilité de voyager entre différents mondes, mais cela n’a marché que parce que je l’ai considérée comme vivante.
Cherches-tu constamment à poursuivre cette conversation avec cette tache ?
Oui, mais j’ai mis longtemps à m’en rendre compte. Je n’ai pas refait de taches pendant 7, 8 ans. En en reparlant, c’est d’ailleurs curieux que je n’aie pas cherché à reproduire cette expérience rare.
En ce moment, je suis dans les taches avec mes oxydations. À nouveau, j’ai l’impression d’être dépassé par ce qu’il se produit dans ces taches en devenir. Je vois apparaitre des paysages qui me sont familiers et qui vont m’accompagner pendant un mois !
Tu proposes en permanence des connexions aux temps de nos ancêtres, du présent et du futur, notamment à Bédeilhac où tes sculptures et la grotte interagissent fortement…
Exactement, j’ai l’impression de dialoguer avec des gens qui étaient là il y a 17 000 ans, de me rapprocher d’eux. J’ai dû ressentir des choses qu’ils ont ressenties aussi !
Pascal Pique connaît mon goût pour l’art pariétal et la préhistoire et m’a proposé de faire cette exposition. Ce rapport au temps qui était alors dilaté est fascinant puisque l’histoire n’a fait que s’accélérer depuis 2 000 ans.
Il y a aussi l’idée que l’art est un endroit où l’on peut explorer des temps différents et être à l’extérieur de notre monde tout en restant très présent. C’était précieux de dialoguer dans cette grotte avec des gens venant d’aussi loin.
J’ai voulu permettre aux gens de voir les peintures magdaléniennes du fond de la grotte sans voir mes sculptures qui ne sont pas éclairées, sauf en étant attentif. Elles restent insaisissables, de même que les peintures du fond montrées par les guides… et que nos ancêtres éclairaient à la torche.
Raconte-nous ton expérience dans la grotte pour préparer cette exposition “Les Larmes de l’éléphant”…
J’ai visité la grotte et tout de suite eu envie de travailler sur place, pour vivre cette expérience dans le sillon de ceux qui m’avaient précédé. J’y ai passé dix heures par jour seul, à l’exception des deux heures de visites.
J’ai ressenti énormément d’émotions en fonction des ruissellements, des sons renouvelés en permanence, des échos ; inquiétude, peur, joie, émerveillement… On peut dialoguer sans cesse avec une grotte. Je m’y suis attaché jusqu’à être agacé quand l’heure des visites arrivait… alors que j’étais peu rassuré d’être seul et que l’on rallumait la lumière.
C’est très impressionnant, surtout au fond de la grotte, avec une lampe frontale dans l’obscurité, à 400 mètres de profondeur. Quand je réalisais la bête, elle me rassurait, car c’était comme un cadeau que je faisais au lieu, et physiquement les risques existent, mais c’est l’imagination qui fait le plus peur.
On voit mal. Bruits étranges et histoires bizarres circulant sur les grottes alimentent l’imaginaire. Il faut donc faire de lui un allié en restant actif et en instaurant ce dialogue. De ce monde il faut se faire un ami : c’est le rôle de l’art.
Et tes expositions à venir ?
Mes recherches de cet été seront exposées à la galerie C en septembre. Il y aura une série d’oiseaux en bronze devenus les inséparables solitaires, car la plupart ressemblent à des inséparables, ces oiseaux qui vont par deux et qui meurent quand ils sont séparés. Ceux-ci sont donc à la fois libres et en sursis.
Et puis mes premières sculptures de bustes en bronze qui se situent entre la sculpture classique et la carcasse de boucher, et des compositions oxydées sur plaque de métal.
Le musée du Gévaudan m’a proposé de réaliser la bête du Gévaudan pour son ouverture en 2022, mais je vais la créer sur place en octobre et elle sera aussi exposée au FRAC de Montpellier.
Ce projet me tient beaucoup à cœur. Il sera réalisé avec la poussière récupérée dans le métro et celle donnée par les habitants du Gévaudan : un appel à poussière est lancé. J’aimerais que, bien plus tard, ils puissent dire qu’il y a dans cette bête cette poussière qu’ils ont apportée, histoire de contribuer au mythe.
Propos recueillis par Dorothée Saillard
Expositions en cours ou à venir de Lionel Sabatté
Exposition in situ, patrimoine et art contemporain 2019, Grotte de Bédeilhac – Ariège
Association Le Passe Muraille / Commissariat d’exposition : Pascal Pique
Du 21 juin au 30 septembre 2019
Exposition “Lionel Sabatté, Sculptures”
Centre d’art nomade – Toulouse, Jardin des Plantes de la ville de Toulouse
Du 28 mai au 20 octobre 2019
Exposition “Et les chimères se dévoilent à l’ombre d’une étoile”, galerie C – Suisse
Du 19 septembre au 26 octobre 2019
Exposition “Brume dorée, cendre et poussière”, Musée du Gévaudan / FRAC Occitanie
Du 12 octobre au 4 novembre 2019
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