Avignon 2019, troisième épisode : les perles du OFF
Comment trouver la perle parmi les 1600 spectacles programmés ce mois de juillet ? Nous pouvons déjà recommander quelques excellentes reprises. « La Machine de Turing », couronnée de Molière et qui revient à Avignon après une saison à Paris (Actuel), « Adieu Monsieur Haffmann » saison 4, qui poursuit sa jolie route avec ses Molière (Roi René), tout comme « Le Porteur d’histoire » et « Intra-Muros » d’Alexis Michalik (Béliers) qui ne désemplissent pas ou « Ensemble » avec Catherine Arditi (Chêne Noir). « La magie lente », formidable découverte parisienne, prolonge son voyage à Avignon tout comme « L’effort d’être spectateur » de Pierre Notte (Arthéphile). Sinon, voici quelques découvertes qui n’ont pas fini de séduire avant de tourner et d’être reprises.
Désobéir de Julie Berès
Voici un spectacle qui a été créé au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 2017, et qui prend tout son envol aujourd’hui au Festival d’Avignon. Quatre jeunes comédiennes et danseuses, Lou-Adriana Bouziane, Charmine Faribozi, Hatice Ozer et Séphora Pondi, viennent nous conter des bouts de leurs jeunesse. La première, voilée, se dévoile progressivement en même temps qu’elle révèle la manière dont elle a été capturée par la tradition islamique. La seconde entre en transe, corps nerveux de danseuse hip-hop, raconte sa révolte contre un père et les coups échangés pour devenir elle-même. Les deux autres, rayonnantes et révoltées, font exploser leur verve et leur humour par les torsions de leurs corps agité et renversé, leur sourire ravageur et leur invectives tendres et violentes à l’égard de la tradition familiale. Toutes, inspirées par d’autres témoignages de jeunes filles recueillis par Julie Berès et Kevin Keiss, ont dit NON. A leur famille ou a une reproduction sociale. Leur spectacle est un jaillissement de libertés, joyeux et sans appel.
Manufacture, la Patinoire à 13h40 jusqu’au 14 juillet, puis Barthelasse le 16
Laterna Magica d’Ingmar Bergman et Dorian Rossel
Plonger dans l’autobiographie fictive de Bergman, qui fut l’un des réalisateurs les plus puissants du 20ème siècle, est toujours un plaisir savoureux, celui de pénétrer dans le secret des grands créateurs, de leurs lubies, de leurs névroses et tenter, peut-être, de découvrir les sources d’un chef-d’oeuvre. « Laterna Magica » est le texte le plus intime du créateur, il y évoque son enfance, sa famille, mais aussi le monde des acteurs, la mise en scène, la maladie et la mort de manière impressionniste, comme s’il se confiait sans fard, mais certainement pas sans le masque qu’il a choisi, au lecteur. La belle idée de Dorian Rossel est de placer le narrateur dans une scénographie en forme d’espace mental, un écran et un drap blanc. Les ombres chinoises vont s’animer en même temps que Fabien Coquil, le jeune et talentueux comédien, nous racontera ces souvenirs. Les punitions sévères infligées par le protestantisme rigoureux du père, la dépression de la mère, la passivité des frères et soeurs qui vont mal finir, tout concourt à tisser un paysage affectif ou l’amour ne s’exprime jamais, sinon envers Dieu. Bergman, qui a transcendé cette enfance malheureuse par une créativité et une imagination sans borne, ne s’exonère pas pour autant du Nazisme qui l’a attiré adolescent et qu’il a renié ensuite. Fabien Coquil nous raconte tout cela avec des grands yeux d’enfant effaré par la folie des adultes. C’est fascinant.
11.Gilgamesh Belleville, à 10h30
Qui va garder les enfants ? de Nicolas Bonneau
Pourquoi y a-t il si peu de femmes en politique ? Pourquoi doit on les designer, les montrer du doigt à l’Assemblée ? Pourquoi une femme députée a t-elle moins de succès qu’une attachée parlementaire ? Pourquoi jettent-elles plus facilement l’éponge face à des hommes qui s’accrochent au pouvoir ? Autant de questions légitimes qui taraudent Nicolas Bonneau, auteur conteur qui tricote avec beaucoup de finesse ses seuls en scène, jouant d’une galerie de personnages, de vrais et de faux témoins, avec quelques accessoires mais pour des sujets brûlants d’actualité. A travers une série de portraits en forme d’interviews, Ségolène Royal, Yvette Roudy, Margaret Tatcher ou Angela Merkel, sans oublier la valeureuse maire de Saint-Christophe-du-Luat, sont croquées avec poivre et sel par le narrateur iconoclaste. C’est drôle, édifiant, cruel et tendre à la fois, et surtout parfaitement éclairant sur le machisme et le mépris émanant des « mâles dominants ». Cette forme théâtrale, qui ne prétend pas donner de leçon, est à cet égard savoureuse.
11.Gilgamesh Belleville, 17h05
Y a pas grand chose qui me révolte pour le moment d’Alexis Alexis Armengol, Ludovic Barth et Mathylde Demarez
Autant prévenir, le trio franco-belge qui émane de la réunion des deux compagnies, Alexis Armengol de « Théâtre à cru », Ludovic Barth et Mathylde Demarez de « Clinic Orgasm Society », ont mis leur folie en partage pour concocter un huis-clos déjanté où l’absurde le dispute à l’hyper réalisme. L’histoire d’un ami qui débarque après des années d’absence, alors que ses deux potes préparent un apéritif communautaire. La scène se passe donc dans une salle à manger cuisine, avec chips et Apéricub, décor années 70 avec papier peint orange à motifs géométriques. Le ton est donné, ils sont tous en chapeau texan et en santiags à éperon, Mathylde Demarez porte une fausse moustache, Alexis Armengol un faux sexe, et Ludovic Barth est pour l’instant le seul à ne pas savoir qui il est ni d’où il vient. Naturellement, on nage en plein délire et c’est souvent très drôle, tant les échanges naviguent entre les eaux de la folie et du réel. Le spectateur est perdu, se laisse aller au fantastique qui surprend progressivement. Une bulle de fantaisie décapante et loufoque, ça fait du bien.
Manufacture, à 15h35, relâche le 18 juillet
La dernière bande de Samuel Beckett
Il faut aller voir cet acteur extraordinaire qu’est Denis Lavant, dirigé par Jacques Osinski, et qui revient après la belle expérience de « Cap au pire » l’an dernier, programmé aussi à l’Athénée à Paris. Moins radicale, moins difficile, « La dernière bande » est une courte pièce dans laquelle un vieil homme, Krapp, le jour de son anniversaire, enregistre un compte-rendu détaillé de son existence sur une bande magnétique, et réécoute les autres, celles qui datent d’il y a trente ans, en les commentant. Denis Lavant est ce personnage hors-normes, assis à son bureau envahi d’archives et de boites de bandes magnétiques, dans un silence religieux qui cueille le spectateur. Le halo de lumière sculpte son crâne ébouriffé, ses yeux hagards, alors que méthodiquement il se déplace, ouvrant et refermant les tiroirs pour en tirer des bananes. Nostalgique, facétieux, il évoque un amour de jeunesse, qu’il balaie avec un mauvais fatalisme. Le sexe, la sensualité, mais aussi la nature, les mots d’argot, la littérature, tout affleure en douceur dans ce moment de théâtre unique et d’un charme troublant. Unique.
Théâtre des Halles, 21h30, relâche les 16 et 23 juillet, puis à l’Athénée à Paris du 7 au 30 novembre
Le Duel d’Anton Tchekhov
Une nouvelle forte, dramatique, et d’une finesse incroyable composée par Anton Tchekhov et adaptée par Jean-Claude Grumberg, dans une mise en scène de Lisa Wurmser dont on connait le soin et l’attention envers les comédiens. Laïevski, jeune noble inactif mais endetté, traîne son existence entre un spleen métaphysique, une jeune maîtresse maladive et mariée, et les repas arrosés qui lui sont proposés dans sa villégiature du Caucase. Au bord de la Mer Noire, il fait très chaud, et son ami médecin, Saïmolenko, un boute-en-train humaniste, s’occupe de lui, tandis que Von Koren, un jeune botaniste radical, lui voue une haine violente. Selon Darwin, la société doit se débarrasser des éléments nuisibles et inutiles : le duel est déclaré. La scénographie lumineuse d’Erwan Creff dessine une petite datcha sur un ciel tout bleu qui se transforme selon les scènes. Stéphane Szestak et Eric Prat forment un duo masculin épatant de vitalité et de blessures existentielles, Klara Cibulova (Nadéjda), Frédéric Pellegeay (Von Koren), Pierre Ficheux (Le Diacre), Maryse Poulhe et François Couder composent une épatante brochette de personnages qui servent avec bonheur ce texte poignant.
Théâtre Le Petit Louvre, à 21h45
Hen de Johanny Bert
C’est une découverte essentielle du Festival Off, un spectacle d’une puissance éblouissante qui met en scène une marionnette trans-genre (« hen » signifie en suédois homme ou femme) qui change de robe et de sexe à chaque chanson, dans la veine des cabarets berlinois. C’est l’oeuvre d’un artiste complet, Joanny Bert, comédien et marionnettiste, qui s’est entouré d’Eduardo Felix, plasticien-sculpteur et de Pétronille Salomé pour les costumes. Deux musiciens, Guillaume Bongiraud au violoncelle et Cyrille Froger aux percussions, et un marionnettiste, Anthony Diaz, complètent l’équipe de cette création qui fait exploser tous les genres autour des chansons de Gainsbourg, Pierre Notte, Laurent Madiot, Brigitte Fontaine ou Catherine Ringer. Dans un castelet de lumières psychédéliques, la créature se débat entre des identités, des genres, des religions et des cultures multiples. Son corps se morcelle, ses parures glissent, son coeur vacille et son esprit déraille. C’est drôle, ébouriffant d’esprit et d’intelligence, fabriqué et animé avec une technique éblouissants.Textes, voix, musiques, techniques, fantaisie, gravité, imaginaire, humour, une totale réussite !
Théâtre du Train Bleu les 14, 16, 20, 22 et 24 juillet puis Dunkerque et au Mouffetard à Paris en janvier 2020
Ma Colombine de Fabrice Melquiot
C’est un merveilleux spectacle, en même temps qu’un projet lumineux, d’une vérité artistique déconcertante. Fabrice Melquiot, l’un de nos meilleurs auteurs de théâtre, a composé un récit d’après la vie réelle d’Omar Porras, acteur et metteur en scène d’origine colombienne, qui dirige actuellement le TKM à Renens, en Suisse. Les spectacles d’Omar Porras tournent régulièrement en Europe et en France, mais c’est aujourd’hui l’acteur lui-même, derrière la mince silhouette du clown vagabond, simplement vêtu de noir, qui se livre totalement à nous aujourd’hui. Un tas de pierres, un petit arbuste, et une Lune suspendue, claire comme un rêve éveillé, sont les seuls accessoires d’un voyage initatique qui va mener le petit Oumar Tutak, double fictif d’Omar, des montagnes pauvres de sa Colombie natale aux rues de Paris où il débarque sans un sou, à 20 ans, avant de découvrir émerveillé le théâtre d’Ariane Mnouchkine et celui de Peter Brook. Pour l’heure, notre pierrot lunaire possède des rêves aussi grands que ses yeux noirs, un pays qui vit au rythme de la pauvreté et de la guerre, et des parents analphabètes. Cocasse, burlesque, poétique, coquin, le comédien narrateur nous prend par la main et nous conduit dans un fabuleux voyage ou les mythes, les secrets, les histoires les plus folles et les plus incroyables sèment son chemin d’embûches et d’oasis. La musique est comme un fil d’Ariane, tricotée avec une création lumières qui dessine des paysages. Un spectacle plein d’émotion et de tendresse, à recommander pour tous les âges.
11-Gilgamesh Belleville à 11h40, relâche le 24 juillet
Un soir chez Renoir de Cliff Paillé
Les peintres impressionnistes, par leur vitalité et leur originalité à la fin du 19°siècle à Paris, ont toujours fasciné. Il fallait oser casser les codes et les conventions du classicisme, en sortant à l’air libre et en diffractant avec une multitudes de teintes la lumière naturelle ou les reflets de l’eau sur la Seine. Et il fallait bien vivre aussi, manger et dormir, acheter gouaches et toiles pour pouvoir vendre. Belle idée donc que celle de Cliff Paillé de réunir chez Auguste Renoir, en 1877, Edgar Degas et Claude Monet, avant d’y recevoir aussi l’écrivain et ami des impressionnistes Emile Zola. Pour ces artistes déjà parfois pères de familles, dans une fin de siècle ouverte sur la modernité et l’industrialisation, il s’agit d’affirmer son identité et d’exposer au Salon de Paris, qui ne sélectionne que très peu d’artistes. Sous la houlette de Degas, le seul issu d’un milieu suffisamment aisé pour ne pas avoir besoin de vendre ses toiles, Renoir et Monet, rejoints par Berthe Morizot, décident de faire sécession avec une exposition indépendante. Est-ce la meilleure solution pour se faire connaître ? Pour vendre ? Et d’ailleurs ont-ils tous la même conception de l’art et de la vie en société ? Menés par la metteuse en scène Morgane Touzalin-Macabiou, les comédiens de cette rencontre artistico-politique, en épluchant les carottes d’un ragoût commun, sont épatants de vitalité et de vérité. On rit et on les suit dans leurs errements, ceux qui un siècle plus tard seront disputés par les plus grands musées du monde.
Espace Roseau Teinturiers, à 14h50
Le Fantôme d’Aziyadé d’après Pierre Loti
C’est un voyage, un rêve éveillé, fait de souvenirs réels, de réminiscences imaginaires, de fantasmes féminins et de voluptés orientales que nous propose le comédien Xavier Gallais dans le tout nouveau Théâtre de la Reine Blanche dont la sonorisation technique est parfaite. Avec la collaboration de Florient Azoulay, ce voyage est construit comme une quête autobiographique dont le narrateur, Xavier Gallais, double de Pierre Loti, écrivain et grand voyageur, se fait tour à tour homme et femme, protagoniste d’un amour impossible, sublime et fugace. Loti revient à Istanbul dix ans après avoir connu Azyadé, une jeune Turque aux yeux verts qui était cloitrée dans un harem et qu’il retrouvait secrètement chaque soir dans une barque. « Tu es mon Dieu, mon frère, mon amant ; quand tu seras parti, ce sera fini d’Aziyadé ; ses yeux seront fermés, Aziyadé sera morte. » Immobile et assis devant un micro, un ordinateur portable face à lui, Xavier Gallais raconte cette histoire avec une folle intimité, détachant les mots du roman comme s’il en savourait chaque sonorité. De temps en temps, il lance une plage sonore qui envahit l’espace, et nous sommes à cheval avec lui, dans Istanbul, à la lumière sauvage des feux du Ramadan. La frayeur de ne pas retrouver cette femme mystérieuse, la laideur des destructions que le 20° siècle industriel projette sur les beautés de l’Orient, sur la richesse de l’architecture, les oeillades aux harems et aux femmes voilées, c’est tout cela que nous partageons avec lui, dans ce moment quasi hypnotique où la littérature, vibrante, est rendue vivante pour que nous puissions tout entendre et tout imaginer. Superbe.
Théâtre Avignon-Reine Blanche, 11h puis Théâtre du Lucernaire Paris du 8 janvier au 1er mars 2020
La Famille Ortiz de Jean-Philippe Daguerre
Après le succès de « Adieu Monsieur Haffmann » couronnée de Molière et repris à Paris et à Avignon, Jean-Philippe Daguerre revient avec sa nouvelle création, une pièce moins historique, une saga familiale à la fois drôle, enlevée mais d’une forte puissance dramatique incarnée par d’excellents acteurs qui parviennent à cueillir subtilement la sensibilité du spectateur. Tout commence en fanfare avec un toréador héroïque (Bernard Malaka) qui tombe, blessé par un taureau récalcitrant, dans les bras d’une infirmière providentielle (Isabelle de Botton). Bien sûr que c’est un peu cliché, cousu de fil blanc, mais c’est raconté avec tellement de bonheur, joué avec tellement d’entrain que l’on marche dans l’histoire comme un seul homme jusqu’aux premières fausses notes de cette symphonie en mode mineur. C’est le comédien Stéphane Dauch qui conte cette histoire de famille, dont le bonheur va se figer un après-midi de pêche au bord de la Garonne. Non dits, secrets, mensonges érigés en vérité, mythes, l’auteur et metteur en scène dévoile peu à peu l’envers de ce décor familial et champêtre, la face cachée des lâchetés ordinaires, le silence du courage qu’on n’a pas eu. Derrière la joie colorée comme un décor d’opérette, se joue alors la violence sombre du ressentiment et de l’incompréhension, la frustration et la révolte. Charlotte Matzneff, Kamel Isker et Antoine Guiraud complètent la distribution de cette pièce au charme captivant, fable sur la famille, le couple et les faux-semblants qui se révèle bouleversante.
Théâtre Actuel à 17h15, puis reprise à Paris au Théâtre Rive Gauche en octobre 2019
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