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« Fauves » : dans l’arène du silence et de l’inceste

©Alain_Willaume

C’est la nouvelle saga de Wajdi Mouawad au Théâtre de la Colline, qui plonge aux racines d’une famille dont la vérité se réécrit au fil de quatre heures de spectacle. Le silence, le viol, l’inceste et l’échange de bébés y déroulent leur lot de péripéties violentes dans une scénographie éblouissante, du Groenland à la planète Mars. Une saga riche, très bien interprétée, au risque d’en faire trop. 

Enragés

Jérôme Kircher incarne un réalisateur obsessionnel qui ne cesse de retravailler une scène de meurtre entre deux amants. Elle, est une Japonaise en perruque blond platine, lui est Africain à la carrure de lutteur, et pourtant c’est lui qui va basculer comme une poupée dans la boite en Plexiglass, touché par trois coups de couteau, alors que les murs transparents finissent par glisser et libérer les acteurs. La sonorisation est parfaite, la bande son déploie sa richesse musicale au fil des scènes, et on suit les personnages qui cavalent et font claquer les portes à un rythme haletant, travaillé avec la précision d’un montage cinématographique. Les scènes se répètent, modifient et font évoluer la connaissance que l’on a des personnages. Comme souvent chez Mouawad, la vérité se construit par la décontraction des certitudes, le réel explose en plein visage des personnages lorsque les souvenirs et les fantasmes se brouillent. Pendant qu’il s’acharne à tourner cette scène impossible, la mère d’Hippolyte décède lors d’un accident. Le notaire lui apprend que son vrai père vit au Québec, que sa mère Leviah épousa deux hommes sans divorcer et qu’il a un demi-frère né presque en même temps que lui. Commence alors un retour vers ses origines qui le conduira à la folie.

Représentation à la Colline, théâtre national, Paris. Mercredi 8 mai 2019.

« Pour égorger les fantômes, rien de mieux que le silence »

Enfant de la Méditerranée et d’un Liban traumatisé, Wajdi Mouawad ne cesse de plonger, par son écriture luxuriante, au coeur des destins contrariés par les conflits. Après le magnifique « Tous des oiseaux » qui évoquait le conflit israélo-palestinien à travers deux familles traversées par les guerres, voici aujourd’hui les « Fauves » de l’inceste, des migrations conjugales, des départs précipités et des amours enragées. La scénographie réglée comme une architecture cinématographique opère par glissements de boites transparentes, sonorisant les comédiens et permettant au public de suivre, deux à trois scènes en même temps. Le texte, d’un réalisme cru au départ, s’enroule de drapés métaphoriques et poétiques, de répliques acérées comme des flèches, surtout dans la deuxième partie avec une fin éblouissante de poésie et d’émotion, sur Mars. La bible, le péché originel, Caïn et Abel, mais aussi la mythologie grecque, l’astronomie et la géographie scientifique sont convoquées pour ce voyage au verbe brillant, aux révélations psychanalytiques nombreuses mais qui s’embarrasse de trop d’épisodes tragiques. Heureusement, les comédiens sont tous remarquables, Jérôme Kircher en héros déchiré, Lubna Azabal en mère omnisciente, Gilles Renaud qui incarne Isaac, Hugues Frenette Edouard, Yuriy Zavalnyouk qui joue Lazare, le fils prodige… tous sont captivants de présence durant cette traversée de tous les dangers et de toutes les mémoires.

Hélène Kuttner

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