Sami Frey clochard céleste dans « Premier amour »
Au Théâtre de l’Atelier en première partie, le grand comédien reprend un spectacle qu’il avait créé il y a quelques années. Silhouette intacte dans un vieil imperméable gris, il nous prend par la main, les yeux et le coeur pour nous embarquer dans une histoire farfelue et terrible, celle d’un jeune homme qui vit son premier amour et qui ne s’en remet pas, longtemps après. La représentation tient du prodige, elle est magique.
Du grand art
Qu’est-ce qui fait un grand acteur ? Qu’est-ce qui nous le rend inoubliable, éternel ? Unique ? Sami Frey est de ceux-là. Il y a longtemps déjà, à bicyclette, il égrenait les « Je me souviens » de Georges Pérec, après avoir interprété Henri James, Pinter ou Sarraute. A 80 passés, il captive encore davantage, avec presque rien, mais c’est déjà tout. Une voix ténébreuse, grave et musicale, le regard sombre et rieur, malicieux, il se tient assis sur un simple blanc d’école pour nous raconter une histoire terre à terre et stupide, égocentrique et tendre comme la vie. Dans la langue de Beckett en 1945, alors que l’Irlandais se lançait dans la prose française avec la délicatesse de ceux qui ont déjà lu tout Racine et tout Dante. Dès cette époque, après guerre, Beckett adopte la langue française dans ses écrits.
L’exil amoureux
Savoureux texte que celui-là, qui flirte constamment avec le détail grivois, l’anecdote simplette et naïve, et les considérations métaphysiques sur la vie, la mort, l’amour et la solitude de l’homme. L’acteur suit le fil de son histoire avec une précision et une grâce d’aristocrate, distillant les mots et les formules de son timbre velouté, esquissant un sourire enfantin, ouvrant soudain les bras pour mimer une scène. Assis le dos droit sur un banc d’école sur lequel il se déplace en glissant lorsqu’une lampe de secours clignote en rouge, il serre contre sa poitrine sa besace verte et son chapeau mou, clochard céleste qui nous embarque très loin.
Nuit d’amour avec un faitout
Cela commence dans un cimetière à l’enterrement de son père, lorsque le héros est chassé de la maison paternelle et finit par trouver refuge chez Lulu, qui lui prête un lit et un faitout pour uriner. La belle enfant, qui louche, a moins de pudeur à se déshabiller que lui et l’invite à partager sa maison un peu bruyante, on apprendra pour quelle raison plus tard. Sarcastique et drôle, tendre et enfantin, le monologue épouse toutes les humeurs et saveurs de ses péripéties cocasses. Mais l’acteur ne prend jamais la pose, il partage avec nous ce texte de manière savoureuse et sensible, comme un cadeau, une offrande intime. Les yeux se mouillent parfois, les nôtres aussi car c’est émouvant, la diction est parfaite. Et il nous fait toucher, dans les belles lumières de Franck Thévenon, la force de la littérature : les personnages, les situations n’existent que grâce à l’auteur, l’acteur qui leur donne vie sur un plateau avec des mots. Ces émotions, ces réflexions, nous les partageons et les ressentons pourtant, par delà le réel, le vrai ou le faux, et elles nous font frémir, voyager, rêver. Du grand art.
Hélène Kuttner
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