La Ménagerie de Verre de Tennessee Williams au Théâtre de l’Épée de Bois – La Cartoucherie
Que faire face à l’âpreté et à la violence du quotidien ?
Cette question qui taraude Tennessee Williams, l’un des dramaturges américains les plus joués en France, est-elle le fruit de son mal-être ? Dans La Ménagerie de Verre, l’auteur nous fait part de ses frustrations par un tragique et autobiographique regard qu’il porte sur une famille semblable à la sienne et qui connaît la précarité. Car derrière cette pièce, se cache un homme tourmenté lui qui perdit sa chère sœur Rose, schizophrène. Eric Cénat et le Théâtre de l’Imprévu offrent l’intensité, le souffle onirique et la puissance qu’il fallait pour mettre en scène ces personnages, acteurs de la folie humaine et de la marginalité dans notre société.
Ce sont des personnes d’aujourd’hui, en proie au déclassement social, leur réalité est la nôtre. Une femme, Amanda Wingfield, élève seule ses deux enfants. Elle ressasse hystériquement ses rêves déchus et projette sur ses enfants ses désirs de réussites sociales. Et puis, il y a Laura, « qu’est belle comme un soleil » si fragile, si inadaptée au réel qu’elle s’enferme dans un univers imaginaire, sa collection d’animaux en verre. Elle abandonne ses études et se replie inexorablement sur elle-même.
Son frère, Tom, poète contrarié, jeune homme sensible et insatisfait, gagne péniblement sa vie à l’usine et se raccroche à un seul but : partir ! Le voyage intérieur de Tom le ramène inexorablement dans l’appartement de sa jeunesse. Là il revit cette soirée de printemps où il a invité à dîner son ami Jim O’Connor, modeste employé qui prend des cours du soir pour aller au bout de son ambition, ranimant la folie de sa mère et les espoirs de sa sœur Laura, confrontée à son amour secret…
Mère Courage – Mama étouffante
Dans cette ménagerie de verre vous entendrez jusqu’aux cris des animaux… C’est moins l’antichambre du jardin des Plantes qu’un jardin des plaintes pour cette mère qui donne à pleurer par son aptitude à vouloir imposer le bonheur et la réussite à ses deux ados et où se devinent les fissures de cette femme, Amanda Wingfield, à laquelle Claire Vidoni donne chair et tendresse. De cette mère excessive, cyclothymique, sorte de Mère Courage ou plutôt vraie Mama étouffante, Claire Vidoni nous dit à propos de son interprétation : « Je suis comme à l’intérieur d’un tourbillon. Elle est une mère en fait qui aime ses enfants mais elle les aime mal. Elle vit avec eux mais ne les connaît que peu. Finalement, « elle ne les aime pas au bon endroit. » Moi, je regarde ces adolescents. Ils me fascinent que je sois sur scène ou juste derrière le plateau. »
Claire Vidoni aime travailler les ruptures, lesquelles avec le jeu de ses silences dévoilent en son personnage le poids terrible de sa tristesse et de sa solitude. Car au final, voilà trois êtres, Amanda, Laura et Tom qui vivent sous le même toit mais demeurent seuls.
Un cercle de licornes de verre, ce lieu de l’enfermement.
Toute en retenue et sensibilité, Laura Segré joue Laura Wingfield. Elle a suivi la proposition du metteur en scène : « Laura vit dans une cage invisible, transparente dont on ne voit pas les parois. C’est sa prison immatérielle délimitée par sa ménagerie de verre, cercle de figurines d’animaux qui l’entoure, la protège des agressions du monde, la conforte dans sa fragilité mentale. » Il est palpable que le cercle formé par une trentaine de licornes de verre enferme les personnages. Eric Cenat nous rappelle que la compagnie a travaillé dans le milieu carcéral. La prison, ce lieu de l’enfermement, lui a donné des éclairages pour monter la Ménagerie de Verre.
Tom, surprenant Charles Leplomb, ressasse toujours la même chose Il est en boucle sur son mal-être. Il hurle que le cinéma est son refuge tout comme sa sœur qui se réfugie dans la musique, dans l’écoute des formations de rock, The Cure, Sonic Youth…
Charles Leplomb, avec talent, nous fait passer de la violence, née de sa révolte, à la bienveillance malgré tout pour une mère et à l’immense affection pour une sœur pour laquelle il se sent impuissant à la voir sortir de son autisme volontaire, son refuge.
Eclairage à la bougie !
Dans la scène culte du théâtre américain des plus travaillées dans les écoles de théâtre, là où Laura et Jim se parlent, Augustin Passard ( Jim O’Connor) est touchant de sincérité. Dans la représentation qu’il donne du monde extérieur, il campe avec talent un gaillard distancié, un peu droit dans ses bottes mais humain. Cette longue séquence reste fascinante certainement par ce parti pris du metteur en scène de faire éclairer Laura et Jim à la lueur d’un chandelier que porte Jim dans cette scène touchante.
Cet éclairage apporte une forte émotion à la scène. Le choix pour la création des lumières a été de fondre au noir au moment où éclate un « ouragan pulsionnel comme l’orage salvateur qui vient crever l’abcès d’une atmosphère lourde et étouffante » :
Vincent Mongourdin, créateur des lumières, renchérit non sans poésie : « Il y a une coupure de courant. Elle révèle les animaux vitrifiés de Laura comme ceux d’un cirque à la lueur vacillante des torches, qui lentement s’animent, traversés d’une pâle lumière tremblante. »
Le spectateur cinéphile se souviendra t-il des belles scènes du Barry Lindon lorsque Stanley Kubrik imposera non sans difficulté à Ken Adam son photographe que les scènes d’intérieurs se fassent à la chandelle ? En 1973, année du début du tournage, Kubrick, lui-même ancien photographe, a toutefois utilisé un éclairage complémentaire pour les scènes éclairées à la bougie.
Une fois encore, le rapport à l’univers cinématographique est bien là : que Laura en feuilletant un album regarde la photo de son camarade de classe, celui-ci apparaît en fond de scène, comme flouté, en une sorte d’hologramme romantique.
C’est le rapport au cinéma qui fait dire à Christophe Séchet, le créateur sonore : « Nous avons beaucoup travaillé en amont avec Eric Cenat sur les sentiments et les émotions en particulier. Il fallait envisager de faire apparaître à la fois la magie, les fantômes qui apparaissent dès le début de la pièce dans l’écho des voix du passé. Le son, précise t-il est comme une trace, une matière invisible et sensible, c’est la vie capturée. De même les voix off mêlées aux musiques et aux sons sont traitées de façon cinématographique, masquant ou faisant surgir le réel, celui de la rue, du dancing tout proche de l’aventure. »
Une animalité blessée, une fragilité au cœur de verre…
Le metteur en scène se réjouit quand le spectateur remarque que, comme en un recommencement, les ombres du début de la pièce sont les ombres que l’on retrouve à la fin. Lui qui favorise ce jeu des ombres et sa représentation de l’onirisme, ajoute : « Ce sont les voiles de la mémoire, or, la mémoire n’est pas la vérité » (Scénographie Charlotte Villermet)
La transparence, les reflets et la résonance du verre, matière figée de la sauvagerie animale traversée par la lumière, induisent le timbre cristallin qui accompagnera les lumières de la pièce, ce vivarium qu’est la scène dans les émanations sonores d’une musique techno. Pour Laura la musique est le seul héritage reçu de son père, une musique enfiévrée, celle de Cure, saturée et de Sonic Youth… Celle qu’elle écoute pour y projeter toutes ses pulsions enfouies, son animalité blessée, sa fragilité au cœur de verre… »
Eric Cénat a rempli son objectif de faire qu’au cœur de sa « Ménagerie de verre » soit ancrée la dimension tchekhovienne qu’il souhaitait mettre en avant. Le metteur en scène se questionnait en ces termes : « Que sont nos aspirations devenues ? Jusqu’au bonheur, combien de détours ? Que faire de ces remords qui percent le cœur ? Ces interrogations puissantes touchent chaque personnage de la pièce et sont au cœur de ma direction d’acteur. » nous disait-il. Cela étant, l’univers de Tennessee Williams est bien restitué ici avec son cortège de souffrances… l’abandon, la solitude… C’est la manière de créer du Théâtre de l’Imprévu qui s’engage à « partir vers un ailleurs et à tendre vers un idéal » !
patrick duCome
Prolongation jusqu’au 08 février 2019
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