L’Opéra Garnier envahi : monstres, montagnes, masculinité(s)
Une soirée des plus spectaculaires à l’Opéra Garnier, avec les fantaisies animalières de James Thierrée, les fulgurances douloureuses d’Hofesh Shechter, un regard adouci sur le danseur masculin signé Iván Pérez et la grande fusion des corps en vagues et montagnes géantes, succès de Crystal Pite repris pour cette série qui met le groupe au centre.
“Circulez maintenant ! Ne vous arrêtez jamais ! N’empruntez que les escaliers latéraux, l’escalier central est réservé à la transhumance !” Les instructions paraissent un peu compliquées, sans parler du fait qu’une grande partie des spectateurs de l’Opéra de Paris ne maîtrise pas le français. Mais la chose est finalement assez simple. Car même si le titre, Frôlons, sonne telle une invitation, personne n’irait probablement affronter ces foudroyantes créatures au milieu de l’escalier central. Le public se masse donc autour du Grand Escalier et de la Rotonde des Abonnés, ou dans le Grand Foyer, où des dizaines de batraciens fabuleux et féériques s’agitent sous la houlette d’un comédien dompteur ou d’un ténor.
De petits bataillons d’énormes frelons se groupent autour d’une bête affublée de bois-porte-bougies et d’écailles géantes et scintillantes. Incroyablement agiles, ces épiques porcs-épics ondulent au sol avec l’habileté de serpents. Le marbre du Palais Garnier devient le décor d’une expédition dans un univers dantesque où James Thierrée laisse libre cours à son imagination, surtout en tant que créateur des costumes, des secondes peaux baroques, forestières et aquatiques en même temps, où il associe les formes et les matières avec un talent qu’on ne soupçonne pas chez un chorégraphe ou metteur en scène. Ces cuirasses en dentelle ont toute leur place au Centre national du costume de scène !
Il faut cependant parler de la musique, également signée James Thierrée. Car il s’avère qu’on ne peut posséder tous les dons à la fois, et la belle assemblée des lézards des arts patauge dans une sirupeuse mare sonore que l’on ne connaît que trop bien de moult créations en cirque contemporain. En entrant dans ce temple des arts de Terpsichore et d’Euterpe, on s’attendait à ce que les bêtes inventées par James Thierrée soient terrifiantes et la musique édifiante. Mais c’est l’inverse qui se produit ! Encore heureux que la fascination visuelle puisse faire oublier les déboires d’une composition insipide et d’une acoustique très aléatoire.
Shechter, aux sources de la violence
Quand les créatures s’en vont, le Grand Escalier est parsemé de paillettes et le public entre dans la salle, où l’attend The Art of not looking back de Hofesh Shechter. Et on ne rêve plus car c’est un véritable drame humain qui se danse ici. Shechter chorégraphie un état de choc, une sensation d’inassouvissement dont résulte l’impossibilité de ne pas regarder en arrière. Le public est secoué par des extraits de la IVe Litanie pour Heliogabalus de John Zorn. Cette joute vocale en mode free jazz est faite d’onomatopées, de hurlements et autres vocalises en état d’asphyxie. On croit entendre hurler le bébé dont Shechter parle quand il lance le spectacle en voix off : “My mother left me when I was two years old. Thank you and enjoy the show.” Une annonce telle une claque, mais autobiographique, comme souvent quand Shechter enregistre sa voix pour la bande-son d’un spectacle.
La danse, alternant entre accès spasmodiques et structures d’ordre contraint, tient du rite d’exorcisation et joue des fulgurances et éruptions qui ont fait la réputation de Shechter et imposé son écriture sur les plus grandes scènes. Mais en 2009, The Art of not looking back était seulement la deuxième grande production de Shechter et sa première à être dansée exclusivement par des femmes. L’Israélien travaillant à Londres était alors un jeune chorégraphe prometteur, loin de sa notoriété actuelle. Mais il y déploie la palette de ses structures et non-structures, avec un corps de ballet, des états de corps très tendus et des mouvements aux allures militaires, mais aussi des échos de danses folkloriques et festives, et même des zestes de breakdance.
À la fin de The Art of not looking back, Shechter évoque un besoin d’affection irrasasiable et l’impossible pardon vis-à-vis de sa mère : “I can’t forgive you !” Et on se dit aujourd’hui, une petite dizaine de créations plus tard, qu’on tient là l’enjeu intime de la violence qui sous-tend ses pièces. En revanche, il n’est pas certain que The Art of not looking back ait gagné à entrer au répertoire de l’Opéra de Paris. Même avec neuf danseuses au lieu des six à la création, c’est ici le jeu entre ordre et désordre qui ressort, plutôt que la violence intime, plus le rapport à la sobriété des costumes et aux lumières rouges tamisées que le lien avec la violence de la partition vocale de John Zorn.
Iván Pérez, le masculin céleste
Mais la soirée est loin d’être terminée. Le grand inconnu des quatre chorégraphes au programme est Iván Pérez. Cet Espagnol a certes chorégraphié pour les compagnies de ballet de Cuba à Taïwan et des Pays-Bas à l’Angleterre, mais pour le public français son univers est une vraie découverte. Avec The Male dancer, il livre une pièce réservée aux hommes qui se situe aux antipodes de celle de Shechter. Sur les douceurs célestes du Stabat mater d’Arvo Pärt, tout est harmonie et douceur, comme dans un tableau de Nicolas Poussin.
Du début à la fin, le danseur masculin façon Pérez assume sa part de féminité. Il préfère la fluidité au saccadé, l’adagio aux éruptions, la liberté aux structures géométriques. Alors que chez Shechter, tout contact physique semble impossible, les mâles de Pérez se touchent le plus naturellement du monde. Mais les deux vont à l’encontre des stéréotypes du masculin et du féminin. Pérez suspend ses interprètes, dont l’étoile François Alu et plusieurs Premiers danseurs, quelque part entre gravité et apesanteur.
Les ateliers costume de l’Opéra ont presque autant travaillé que pour James Thierrée. S’ils ne sont “que” dix sur le plateau, chacun est singulier, chacun représente une époque et une image du masculin, du rococo au baba cool, du baroque à l’époque disco. À l’instar du chœur dans un opéra de Verdi, le groupe fête son harmonie spirituelle et sentimentale, avant que la pièce se termine sur le solo d’une figure plus royale que les autres.
Crystal Pite, la vague humaine
Dans ce programme très contrasté, la présence du groupe chez Pérez amène directement vers The Seasons’ canon de Crystal Pite. Et après deux subversions des stéréotypes des genres, on revient à un univers non sexué. Plus de cinquante danseurs, étoiles inclus, se fondent dans une architecture collective des corps face à un ciel sombre et nuageux. La toile gigantesque et mouvante de Jay Gower Taylor, entre peinture, art vidéo et installation lumineuse, est aussi romantique que sombre et menaçante. Serait-ce le regard de dieu qui perce les nuages ?
Intercalés, formant des vagues, des ponts, des montagnes, les danseurs deviennent une matière à sculpter. Ces grands ensembles de corps peuvent évoquer une mise en scène de l’Ancien Testament ou un péplum. Pathos et souffrance au sol… Cette ambiance contraste avec Les Quatre saisons de Vivaldi, point de départ de la partition de l’Allemand Max Richter, une “recomposition analogue” faite d’un quart de Vivaldi et de trois quarts de Richter. Les images sont monumentales et le public en raffole. Mais le clair-obscur manque de contrastes et la chorégraphie se perd dans ses effets de masse, quand les mouvements sont contraints à l’extrême. Comme chez Shechter. La rébellion en moins.
Thomas Hahn
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