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« Sors de ce corps ! est un festival qui parle de numérique, de société et de nos libertés »

Laura Gilles-Pick 12 février 2018
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© Quentin Chevrier

Le festival Sors de ce corps ! se déroule du 3 au 11 février 2018. Rencontre avec Marc Dondey, directeur de la Gaîté Lyrique, et Gilles Alvarez, directeur de la Biennale Internationale des Arts Numériques de Paris / Île-de-France (Némo) et responsable de l’événementiel à Arcadi.

Marc Dondey, vous êtes arrivé il y a un an et demi à la tête de la Gaîté Lyrique. Comment s’est passée cette première année ?

Marc Dondey : Ce fut une année riche car c’est un lieu passionnant, mais aussi une année compliquée parce que nous traversons une époque rude pour la création, l’art et la culture. Or, nous avons des ambitions pour la Gaîté Lyrique, un lieu particulièrement inspirant. Nous souhaitons faire de cette maison une maison d’artistes, de création, de risques et d’inventions inédites, ouverte sur l’avenir. C’est aussi un peu le propos de notre festival Sors de ce corps !

Comment la Gaîté Lyrique et la Biennale Némo ont-elles collaboré sur ce festival ?

Gilles Alvarez : Cela s’est fait très simplement, comme toutes les meilleures collaborations. C’est parti de projets artistiques et de goûts partagés (pour l’aventure par exemple). La Biennale soutient un certain nombre de projets de production à la croisée des arts plastiques, du spectacle vivant, de la musique et des nouvelles technologies. L’un et l’autre, nous avions envie de montrer des projets qui gagnent à être montrés ensemble sous la forme d’un panorama. On avait la même volonté d’offrir une visibilité à des expériences nouvelles.

Marc Dondey : C’est tout à fait ça. Il y a un besoin d’ouverture et d’expérience. Ce terme est d’ailleurs très important et nous nous sommes amusés à y réfléchir pendant ce festival. Sors de ce corps ! nous pousse à sortir des cases et des catégories, nous incite à traiter des questions de la création, des technologies ancrées dans la vie de tous les jours, de la liberté.

Ce n’est pas un festival qui tente de poser un acte de niche ou défendre une position esthétique, mais d’interroger, au sens large, les relations entre le corps, la narration, la sensation, la danse, les arts visuels, la musique ou le théâtre et soi-même, ainsi qu’à autrui.

Selon vous, comment partager au mieux avec le public ?

Gilles Alvarez : Sors de ce corps ! ne montre pas simplement des œuvres qui utilisent le numérique, mais présente des propositions qui parlent de numérique, de la société dans laquelle on vit et de nos libertés, parfois de manière assez radicale. Quand on met le spectateur dans la position de quelqu’un qui peut échanger ses yeux contre sa liberté (Les Falaises de V. de Laurent Bazin), on est dans un système dystopique assez avancé. Quand on traite de la question de l’exploitation du sommeil par le capitalisme numérique marchand (24/7 du collectif Invivo), on traite aussi de vraies questions sociétales.

Par ailleurs, nous avions également envie d’agir par sérendipité, donner une part au hasard, à l’aléatoire. La notion de parcours est très importante car elle permet à chaque spectateur de découvrir des choses qu’il n’était pas venu voir au départ. Cette découverte et cette expérimentation autour de formes exploratoires impliquent de nouveaux protocoles de gestion du public.

Comment le traduisez-vous concrètement ?

 Les petites jauges permettent de traiter le spectateur comme une « pièce unique », mais aussi comme acteur de l’œuvre. Il y a un certain nombre de propositions de ce festival qui inversent les rôles, où la position dominante de l’artiste et de chacun se trouve renversée. C’est le cas avec Shake Me de Frédéric Deslias. L’interprète reçoit des petites décharges électriques de la part des spectateurs, une expérience qui questionne les limites de la domination et qui rappelle évidemment l’expérience de Milgram. Nos artistes, quant à eux, sont allés jusqu’au bout du sadisme, même si c’était pour de faux. Ils envoient de vraies décharges, mais le protocole est rendu légitime, non plus par la science et les technologies, mais par l’art. Cela fait partie de nos thématiques.

 

Marc Dondey : La question du changement de position est effectivement importante. Quand on circule d’une proposition à une autre, il faut surprendre, sortir du rapport habituel. Les technologies sont-elles des outils d’émancipation ou bien y a-t-il risque d’asservissement ?
 Notre événement Lanceurs d’alerte, en janvier dernier, posait aussi cette question de savoir si la technologie doit servir à capter les données, à détourner le sens, à marchandiser les informations ou les données personnelles.

Comment ont été choisis les artistes ? 

Gilles Alvarez : Il y a des pièces que nous avons co-produites (Les Falaises de V., par exemple). L’Adami nous a rejoint à travers trois productions que Marc avait repérées. Enfin, il y a des pièces que nous avons proposées les uns et les autres et que nous avions envie d’assembler.

Marc Dondey : À la Gaîté Lyrique, les propositions que nous voulons partager répondent à deux enjeux, aujourd’hui inscrits dans le cahier des charges. D’abord, comment faire revenir ici des artistes qui relèvent plutôt du spectacle vivant, des acteurs, des metteurs en scène, des auteurs, des écrivains, des scénographes ou des danseurs, dans un lieu qui a été plus marqué par la programmation d’expositions d’art visuel et d’art numérique, sans pour autant faire une programmation « de théâtre ». Ensuite, comment penser la question de l’immersion, un mot valise, certes, mais qui nous intéresse beaucoup.

Est-ce d’ailleurs plus facile de faire venir du public quand on programme du numérique ? 

Gilles Alvarez : C’est un vaste sujet. Disons que le numérique dans l’art contemporain fonctionne assez bien avec le grand public. Quand on met le mot numérique par rapport à une exposition d’art contemporain, on fait venir un nouveau public. Quand on met le mot numérique face au milieu de l’art contemporain, on le fait fuir ! Je pense qu’il faut banaliser le mot le plus possible. Toutefois, il reste encore des étapes à ne pas brûler avant de passer d’« art à l’âge du numérique » à « art ».

L’hybridation des genres attire beaucoup les gens. Le fait qu’on ne sache pas vraiment si on est dans les arts plastiques, la musique ou le spectacle vivant intrigue.

Finalement, le mot numérique dans Sors de ce corps! est a peine apparent. On parle de nouvelles expériences ou de culture expérientielle. Le numérique, des 1 et des 0, ce n’est pas passionnant dans l’absolu. Ce qui est intéressant, ce sont les artistes qui savent utiliser le code, dénouer la prédiction des algorithmes et arriver à faire quelque chose d’aléatoire, introduire le hasard comme forme de liberté dans la création artistique, par exemple. C’est grâce au code, mais pas grâce aux 1 et aux 0. C’est grâce à la créativité.

Diriez-vous qu’un codeur ou un programmeur est un artiste ?

Gilles Alvarez : Le codeur dans l’absolu n’est pas un artiste, mais on ne code pas pour coder. On a un but. Aujourd’hui, les artistes offrent le principal outil critique pour arriver à questionner et mettre à distance l’invasion numérique de notre monde, la connexion perpétuelle, parce que sinon c’est la fin.

Marc Dondey : Il y a une manière de parler de ça, qui peut être militante ou politique. Il faut se battre pour créer des espaces d’expression et faire en sorte que la technologie ne soit pas exclusivement au service d’intérêts non créatifs, d’une utilisation idéologique des technologies afin de créer des rapports de domination ou d’exploitation. Est-ce qu’on prend la main sur la technologie et sur la science, ou bien est-ce qu’on les laisse être détournées à des usages qui ne sont pas ceux de la liberté ? Nous voulons nous battre pour que les artistes et le public se rencontrent autour de cette question de la liberté.

Qu’est-ce qui vous intéresse précisément dans les mutations scéniques engendrées par les technologies ? 

Gilles Alvarez : Aujourd’hui, on ne peut pas ouvrir un journal sans qu’il y ait un article sur l’intelligence artificielle ou sur le remplacement de l’Homme par la machine. Artefact de Joris Mathieu, par exemple, remplace carrément l’acteur par la machine. Un spectacle sans acteurs, c’est dans l’air du temps. Néanmoins, là, il va jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’il installe des machines qui parlent de la disparition de l’Homme et qui anticipent cette disparition, avec le langage des machines. Ça fait partie des choses qui nous intéressent aussi.

Comment expliquer l’omniprésence actuelle de la Biennale Némo sur tous les murs, dans tous les lieux ? 

Gilles Alvarez : Ne croyez pas que c’est parce que nous bénéficions de moyens extraordinaires. Nous avons tissé des liens avec beaucoup de partenaires, des gens qui ont envie de se rassembler et collaborer autour de cet événement qu’est la Biennale. Nous soutenons des projets à travers un fond de production modeste mais existant. La trentaine de lieux partenaires d’Ile-de-France reçoivent des projets, ou en amènent, et tous réfléchissent ensemble à quels projets soutenir. C’est plus facilement diffusé quand on s’y met à plusieurs. Nous avons essayé de créer un système simple, modulable, qui nous permet de faire beaucoup avec relativement peu.

Donc voilà, la raison pour laquelle nous sommes partout. Arcadi permet de réunir tout ce petit monde, de faire cet important focus dans la durée sur la création artistique à l’âge des technologies, et encore une fois de créer des effets de sérendipité où les gens vont voir quelque chose dans un lieu, s’aperçoivent qu’il y en a d’autres ailleurs, créant ainsi une dynamique. Nous sommes un organisme régional, mais cela ne nous empêche pas de collaborer avec d’autres festivals français, ou d’être jumelé avec des biennales étrangères. Nous essayons de fonctionner tous ensemble à la manière d’un rhizome.

Marc Dondey : Du point de vue de la Gaîté Lyrique, c’est absolument essentiel de travailler en collaboration. Travailler seul serait impossible. Le festival Sors de ce corps ! n’est qu’une partie de la Biennale Némo, car on retrouve aussi le festival Fait d’Hiver, le tandem Paris-Tokyo, des artistes en résidence, comme la Cie La Horde qui n’est pas dans le festival Sors de ce corps ! Cette collaboration permet une série de circulations sensibles et économiques, offre le moyen de coproduire ou de coréaliser de nombreux projets passionnants.

Laura Gilles-Pick

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