Schönberg magnifié avec « Moïse et Aaron » à Bastille
Möses und Aaron De Schönberg Mise en scène de Avec Thomas Johannes Mayer, John Graham-Hall, Julie Davies, Catherine Wyn-Rogers, Nicky Spence, Michael Pflumm, Chae Wook Lim, ChristopherPurves, Mardi 20, vendredi 23 à 19h30, lundi 26 octobre à 20h30, samedi 31 octobre, mardi 3, vendredi 6 et lundi 9 novembre à 19h30 Tarifs : de 5€ à 210€ Réservation en ligne ou par tél au Durée : 1h45 Opéra Bastille |
Du 20 octobre au 9 novembre 2015
C’était un défi. Inaugurer la saison avec la création du chef-d’oeuvre inachevé d’Arnold Schönberg avec le metteur en scène iconoclaste Roméo Castelluci, une oeuvre réputée difficile sur un sujet biblique, révélait la complexité de l’entreprise. Stéphane Lissner, le nouveau capitaine de l’Opéra de Paris, gagne son double pari. Conduits par la chef Philippe Jordan, chanteurs, choeurs et musiciens font des prodiges dans une scénographie saisissante de Castelluci. Une oeuvre magistrale « Ô verbe, verbe, toi qui me manques ! » La dernière réplique de Moïse, dans cet opéra qui s’arrête à l’Acte II, nous laisse sans voix et sur un questionnement qui n’est pas innocent. Après des années de travail, Schönberg n’a-t-il pas eu le temps d’achever son opéra ? Pas la force ? Ou bien alors, cette phrase finale, en forme d’accident, ne résume-t-elle pas l’impossibilité pour le compositeur de renouveler sa confiance dans les mots pour dire le monde ? Composé dans les années trente durant la montée du Nazisme en Allemagne et créé après sa mort, en 1957, le Moïse de Schönberg symbolise de manière très impressionnante son retour à ses origines juives en faisant du personnage le flambeau d’un questionnement existentiel douloureux. Ayant reçu la parole de Dieu sur le Mont Sinaï alors que le peuple juif erre dans le désert après la fuite d’Egypte, Moïse délègue à son frère Aaron le pouvoir de la parole, celui de guider son peuple, alors que lui, bègue, se réfugie dans la radicalité métaphysique de la pensée. A Aaron le discours, l’action, le politique. A Moïse la réflexion, l’idée, la pensée. Selon ce dernier, les images, les représentations mènent les hommes à l’artificiel, au leurre, au factice et aux idoles. Seule une idée de Dieu en tant qu’entité irreprésentable doit guider les hommes. Chef d’oeuvre de la musique du vingtième siècle, « Moses und Aron », qui au départ ne devait être qu’une cantate, est avant tout un magnifique livret, signé par le compositeur, qui appelle une théâtralité évidente et dont la partition musicale très complexe exige plusieurs mois de travail. Puissance de la musique, puissance du texte L’opéra est tout entier conçu selon la théorie du dodécaphonisme, c’est à dire l’utilisation de séries de douze notes selon différents schémas, une gymnastique extrêmement sophistiquée qui permet de déployer d’immenses possibilités sonores, associée à des thèmes musicaux très variés qui empruntent souvent à des formes classiques ou folkloriques. La recherche musicale du début du XX° siècle rencontre ici le contrepoint de Jean-Sébastien Bach et le romantisme de Brahms. Il faut saluer ici le travail de l’Orchestre de l’Opéra de Paris qui a débuté, depuis un an maintenant, une préparation technique musicale d’une précision et d’une clarté admirables, menée avec les choeurs, leurs chefs, José Luis Basso et Alessandro Di Stefano, encadrés par le chef d’Orchestre Philippe Jordan. Ce dernier impulse à son orchestre une variété de rythmes et de nuances en colorant chaque tonalité, en mettant en valeur chaque phrase, chaque mouvement, chaque silence et en rendant cette musique vivante, passionnée et sauvage, alors que trop souvent elle apparait froide et cérébrale. La musique ici, portée par un orchestre symphonique impressionnant et 70 choristes, devient de fait la chair vivante du livret mis en scène par Castelluci. Brume blanche et vision d’Apocalypse Noyés dans un halo de brume blanche apocalyptique, tempête de sable ou de neige, les personnages apparaissent au départ comme perdus, costumés comme des cosmonautes, avec comme seuls repères visuels leurs voix s’échappant de ce désert visuel. Le baryton-basse Thomas Johannes Mayer, époustouflant de puissance, manie le « Sprechgesang » (parlé chanté) de Moïse de manière sensible et forte, figure altière et radicale qui refuse de se corrompre par le discours. Un magnétophone suspendu déverse sur lui sa bande sonore qu’il enroule autour de son bras avant d’en rompre le fil, tandis que son frère Aaron, incarné par le ténor John Graham-Hall, emporte et guide de sa voix somptueuse et claire le peuple des Hébreux séduits par le Veau d’or. Sur scène, Easy Rider, un taureau charolais au poil doré d’une tonne et demie, rompu à la musique de Schönberg, ne fait qu’apparaitre et faire un tour. Pas de scènes de débauche ni d’orgie sanguinolente ou sexuelle dans l’Acte II, mais une marée noire qui englue, à la place de l’or, le peuple. Blanc et noir, telle est la couleur et la thématique de cette mise en scène qu’on pourrait trouver réductrice ou trop systématique si elle n’était cohérente. En projetant sur des voiles de tulle transparent les mots qui s’échappent de la bouche de Dieu, en radicalisant le choix des couleurs et de l’espace, Castellucci colle aussi à l’aspiration métaphysique de Schönberg. Point d’issue, point d’échappatoire entre la fuite dans le désert et la traversée d’un Nil sanglant, devenu ici le lieu d’une marée noire dévastatrice. La terre, l’eau, et même la montagne, celle des hauts glaciers des Alpes qui apparaissent en noir et blanc à la fin du spectacle, sont infréquentables. A défaut de mots, c’est la musique qui sauve et transfigure la pensée. Hélène Kuttner [Crédit Photos : © Bernd Uhlig] |
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