Une Antigone fataliste au Théâtre de la ville
Antigone De Sophocle Nouvelle traduction d’Anne Carson Mise en scène d’Ivo van Hove Avec Juliette Binoche Du 22 avril au 14 mai 2015, à 20h30 Plein tarif 35€ Réservation en ligne Théâtre de la Ville |
La scénographie contemporaine et tirée au cordeau, supervisée par Ivo Van Hove, brille, joli écrin vernis pour un contenu dramatique pauvre. C’est une Antigone dénuée de sa sève, sans véritable sursaut qui se joue au Théâtre de la Ville. Ce soleil paradoxal de la vérité, thème cher à Sophocle, trône, grand trou noir ou point lumineux, au dessus de la scène. Lunaire ou solaire, le disque règne sur un décor moderne, épuré où domine la couleur noire ; canapés en cuir, meubles design laqués. Il darde de ses rayons tantôt un désert aride tantôt une métropole où foisonnent les gratte-ciel. Ceux-ci se dessinent en toile de fond vidéo, espace virtuel parallèle. Créon, étriqué dans un costume cravate impeccable, ressemble à un bureaucrate. Son crâne rasé et sa silhouette imposante lui confèrent l’allure d’un dur à cuire. En face de lui, une Antigone intemporelle, incarnée par Julienne Binoche sans âge, cheveux courts ébouriffés, est drapée dans des vêtements noirs flottants. Le chant du choeur qui rythme la tragédie est déclamé tour à tour par les personnages de la pièce, également spectateurs. Et des surtitrages traduisent les paroles prononcées en anglais. Ce qui frappe, de prime abord, c’est la lenteur posée, les silences qui habitent les gestes et le phrasé des comédiens. En résonance avec les images vidéos ralenties, ils rendent palpable un temps étiré. Le jeu des comédiens, intériorisé et contenu, jaillit par intermittence en colères intenses, comme d’un volcan en apparence endormi mais dont une sourde activité gronde, enfouie au plus profond. Ce quelque chose qui revient de loin, de très loin de cette lignée maudite des Atrides pèse de tout son poids. Et l’alternance entre baisses et brusques montées en puissance impose un rythme binaire, tic tac mathématique d’une horloge. Les scènes glissent et coulissent, se succèdent sans pause, grâce à des systèmes ingénieux de trappes, restituant sa fluidité à ce temps écrit d’avance. Mais sans contrepoids, placée quasi exclusivement sous le signe de la fatalité, cette mise en scène installe la pièce dans un ronronnement monotone. La tension dramatique s’affaisse. La cadence tranquille et familière qui préside à cette représentation, déjà longue de deux heures, étouffe la flamme. Les quelques émotions, lorsqu’elles jaillissent, ne sont pas nourries à temps et se perdent dans ce grand vide temporel. Elles se noient dans un vide également spatial qu’elles peinent à emplir dans cette immense salle du Théâtre de la Ville. Les surtitrages de la traduction et les extraits vidéos achèvent de disperser le spectateur. Où sont passées les passions, l’ « hubris » ? Un sentiment de lutte, un sursaut seraient bienvenus. Qui dit sursaut dit aussi désordre. La tragédie ne naît-elle pas de cette énergie farouche dépensée par les hommes contre un destin qu’ils refusent, aussi implacable soit-il ? Aristote jugeait de la réussite d’une tragédie à l’aune de son effet sur le spectateur. Les passions y sont présentées pour montrer tout le désordre dont elles sont la cause.
Affalé dans un canapé, épaules basses, penaud, le personnage de Créon, campé par un Patrick O’Kane transparent, ne compte pas de sitôt extraire la pièce de sa torpeur. À son image, les autres personnages assis à l’avant-scène, hormis Ismène et Antigone, sont aussi froids et robotiques. S’il entre en scène l’air las, fatigué par la guerre et sans illusions le régent ne semble pas plus transformé par la sentence divine que par les souffrances de ses proches. Il regrette évidemment ses actes et apparaît, lors du dénouement, prostré dans une attitude plaintive. Recroquevillé sur lui-même, centré sur son nombril, il n’affiche pas une prise de conscience qui le dépasse. Ses habits en témoignent. On aurait secrètement désiré le redécouvrir, les vêtements déchirés, ce trop parfait chamboulé, entrevoir l’homme derrière le vernis. Mais c’est un Créon un peu plus avachi, aussi lisse, dénué de ses aspérités qui referme la pièce. Cela est regrettable car la mise en scène est émaillée de jolies trouvailles. Des belles images, le vent, le désert, le gros plan final du corps d’Antigone auquel succède un plan élargi de ville contemporaine, inspirent. Face à des comédiens glacials, Juliette Binoche transpire l’émotion et dissone. Amoureuse et fragile, l’héroïne touche par sa fraîcheur. Elle est joliment révélée par la scène des libations funèbres exécutées à la manière d’une caresse. Kirsty Bushell, dans le rôle d’Ismène, impose un caractère contemporain, juste et pertinent, de jeune femme épanouie. Si cette tentative d’interprétation de la pièce ne manque ni d’intérêt intellectuel, ni de prise de risque, elle bascule sur la mauvaise pente. Cette version d’Antigone de Ivo Van Hove donne l’impression d’une tragédie qui aurait jeté l’éponge avant l’heure, sans portée cathartique, édifiante, d’un théâtre désinfecté le plus possible de ces aspérités qui dessinent l’humain. Le sentiment de fatalité qui préside à la mise en scène se mue en fatalisme radical.
Jeanne Rolland [Visuel : Patrick O’Kane et Juliette Binoche, Théâtre de la Ville
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