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Angelin Preljocaj au Théâtre de la Ville : « Empty Moves », pleins d’esprit

18 février 2015
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Empty Moves Part I, II & III 

Chorégraphie de Angelin Preljocaj

Création sonore:
John Cage, Empty words

Avec (en alternance)
Virginie Caussin,
Natacha Grimaud,
Nuriya Nagimova,
Yurié Tsugawa,
Fabrizio Clemente,
Baptiste Coissieu,
Sergio Diaz et
Yan Giraldou

Du 17 au 28 février 2015

Plein tarif :
1ère cat. : 30€
2ème cat. : 27€

Tarif jeune : 18€

Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet
75004 Paris
M° Hotel de Ville

www.theatredelaville-paris.com

Du 17 au 28 février 2015

Les possibilités du corps humain sont infinies! Pour en faire la démonstration, Angelin Preljocaj n’a besoin que d’un quatuor de danseurs et d’un plateau nu. « Empty Moves Part I, II & III » est si plein d’esprit et d’ingéniosité que la bande son, le célèbre « Empty Words », performance phonétique de John Cage, y trouve un écho chorégraphique sur mesure.

Le public provoque, hurle, tape sur les tables, prend la parole pour débattre, chante et scande. Il manifeste. Mais pas le public du Théâtre de la Ville, en 2015. Non, celui du Teatro Lirico de Milan, en 1977, venu assister à une œuvre de Cage, peu connu pour être un compositeur conformiste.

Pour cet enregistrement, un grand classique de l’art contemporain, Preljocaj a inventé une œuvre qui constitue, à sa façon, un repère dans le paysage chorégraphique. On y voit à peu près tout ce qui fait bouger la danse contemporaine, tous types de mouvement et d’enchaînement, toutes manières imaginables, et surtout inimaginables, d’articuler et d’imbriquer un, deux, trois ou quatre corps humains.

Confronter aujourd’hui l’œuvre de Cage à une traversée de l’invention chorégraphique du XXe siècle montre à quel point notre rapport à l’art a évolué. En 1977, « Empty Moves » aurait sans doute provoqué des réactions semblables que « Empty Words ». La pièce de Preljocaj est donc une façon de matérialiser l’évolution de l’art au cours des quatre décennies passées.

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=9lr6iHwZfq4[/embedyt]

« Empty Moves » donne à voir notre faculté à inventer des mouvements qui ne sont dotés d’aucune utilité pour la survie. Aussi, la pièce montre un aspect important qui distingue l’homme des animaux. Mieux, ces mouvements ne racontent rien, à part eux-mêmes. L’unique narration dans « Empty Moves » est celle du récital de Cage et du spectacle dans la salle, ahurissant.

Mais on peut tout aussi bien lire, dans ce flux chorégraphique incessant, mille histoires et une infinité des micro-, voire nano-narrations. Il y a juste à insister sur le fait que cette toute dernière création du grand chef du CCN d’Aix-en-Provence (en fait il ajoute la dernière partie aux deux existantes) se situe à l’opposé absolu de ses derniers succès grand-public, que l’on pense à « Blanche-neige » ou aux « Nuits ».

Un autre Preljocaj

Impossible de l’enfermer dans une image, car il existe bel et bien des Angelin Preljocaj. Mais l’idée n’est pas de parler ici de son talent, indiscutable, de peintre et dessinateur ou du Preljocaj comédien qu’on a pu découvrir dans son « Funambule » où seul en scène il disait le texte de Jean Genet.

Le Preljocaj chorégraphe est en soi un aigle à plusieurs têtes. Tout le monde connaît le regard qu’il aime poser sur les mythes, de « Roméo et Juliette » à « L’Annonciation », et les Mille et une nuits (« Nuits »). Dernièrement, cet Angelin-là a légèrement effacé les autres, à savoir :

– Ce Preljocaj qui n’a pas peur de prendre position sur des questions de société, comme dans « Ce que j’appelle oubli » au sujet de la violence, comme dans « N » sur amour et haine, ou comme le sida avec « Casanova » pour l’Opéra de Paris.  

– Le Preljocaj abstrait. Avec « Empty Moves (Parts I, II & III) » on redécouvre son intérêt pour la forme pure comme dans « Helikopter » et sa capacité à perturber esthétiquement, comme dans « L’Anoure » ou encore dans son « Sacre du printemps ».

Ici la danse s’habille d’elle-même

empty-moves-parts-i-ii-iiiM193983« Empty Moves » rend hommage à John Cage et, à travers lui, à Merce Cunningham, non en raison de la liaison personnelle entre les deux défunts qui ont marqué l’art du XXe siècle, mais pour affirmer de nouveau cette liberté d’invention qui se débarrasse de tout accoutrement figuratif. Ce qui ne signifie pas nudité.

L’indépendance mutuelle de mouvement, son et décor, voire costumes, communément identifiée comme « abstraction », est l’apport majeur de Merce Cunningham et John Cage en danse. Pour dégager une beauté comme dans un tableau cubiste, mais penchant vers l’imprévisible à la manière d’un Kandinsky.

« Empty Moves » est donc extrêmement sobre, ce qui laisse justement apparaître l’humain et sa vérité dans toute sa splendeur, sa fragilité et sa quête de sens. Bien plus philosophique qu’une œuvre romantique, ce triptyque renvoie à l’essentiel. Après une première partie créée en 2004 et une deuxième en 2007, « Empty Moves Part I, II & III » marque un aboutissement.

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Neutre et sobre, mais espiègle et ludique, cet essai chorégraphique est un exemple d’ouverture. On a pu voir les deux premières parties dans une église, où elles ont été traversées par une dimension spirituelle inattendue. Mettez « Empty Moves » sous un chapiteau de cirque, et on y verra ressortir toutes les acrobaties, sans parler de Cage qui semble bien porter un nez rouge. Face à une sculpture du style d’un Orteiza, puissante et abstraite, cette danse révélera toute sa richesse architecturale. Dans la boite noire du Théâtre de la Ville, on obtient un mélange équilibré.

Des « Mots vides », pleins de sens

D_Jean-Claude_Carbonne_4890_2ses mots vides, mais de quoi? Pas de sens, en tout cas. Il s’agit d’un vrai texte, écrit en 1975 à partir d’une partie de « La Désobéissance civile » de Henry David Thoreau et publié dans le recueil « Empty Words : Writings ’73-78 » publié en 1979. Partir de cet écrit-là pour faire éclater les habitudes d’écoute par une performance appelée « concert », n’a rien d’anodin.

En 1977, John Cage donne donc à Milan son célèbre « Empty Words », où les phonèmes choisis et alignés uniquement en raison de leur rythme, leur cadence et plus encore pour les pauses entre les énoncés, constituent une véritable partition musicale.

Le public, pourtant prévenu par le titre, ne l’entendit pas de cette oreille et hua Cage, dans un crescendo sonore impressionnant qui fit donc partie intégrante de l’œuvre performé. Alors, la réflexion de quelques-uns peut-elle l’emporter sur les lois et les habitudes soutenues par une majorité passive? En ce sens, la performance est la mise à l’épreuve de la pensée de Thoreau par une pratique artistique.

_Jean-Claude_Carbonne_5925sPour la première de l’intégrale, programmée au festival Montpellier Danse 2014, cette mise à l’épreuve s’et doublée d’une annulation, provoquée par les intermittents qui occupèrent le plateau. Par un discours lumineux et plein d’humanité, Preljocaj évita que des violences n’éclatent, se situant là aussi dans la pensée de Thoreau.

Au Théâtre de la Ville, ils dansent. Et comment! Dans son flux apaisé, très contrôlé, très pensé, la partition corporelle n’offre aucune pause. Les trois parties s’enchaînent, pour une durée de 105 minutes, assez exceptionnelle en danse contemporaine aujourd’hui. Mais on sent que seule la durée de l’enregistrement, ici à écouter dans son intégralité, limite la durée. L’inventivité chorégraphique semble inépuisable.

 
Thomas Hahn

 
[ Photos : © Jean-Claude Carbonne]

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