Ella et Pitr : « On s’est laissé aller librement »
Ella et Pitr : “Avant, rencontrer un collage était une surprise.” |
Créatures démesurées, entre gaucherie et grâce. Bestiaire doux et inquiétant. Apesanteur et dégringolades. Le petit monde d’Ella et Pitr décline une poésie joueuse sur murs et sur toiles. Rencontre avec un duo à la scène comme à la ville, qui expose actuellement à la galerie Le Feuvre.
C’est aujourd’hui votre deuxième exposition. Comment l’avez-vous conçue ? E. Depuis un an, on trace d’immenses géants sur le sol. On voulait travailler une correspondance entre ça et les toiles. On a travaillé sur une série de personnages enfermés dans des toiles, même si cela a finalement dévié vers autre chose. On a élargi, on s’est laissé aller librement. Cela nous a fait travailler de nouvelles techniques, de la feuille d’or, de l’huile, des choses beaucoup plus raffinées et travaillées… Pour l’exposition précédente, nous avions développé le concept de toiles conçues comme des fragments d’œuvres plus vastes, dont nous posions l’autre partie dans la rue. Cette fois, le lien à l’extérieur est finalement moins direct. Nous avons développé un nouveau rapport à la minutie. En extérieur, on fait de grands jetés, et là on est un peu comme des bijoutiers… P. On est quand même assez minutieux dans le monumental, on aime que ça tombe bien. Mais c’est plus agréable en grand, parce que tout ton corps bosse, tu es content d’aller te coucher. Une toile, c’est de la retenue, surtout que les exigences du commerce supposent de ne pas travailler sur de très grands formats. Dehors, comment est-ce que vous choisissez vos lieux d’intervention ? E. Il y a peu d’opportunités d’espace. Donc dès qu’un espace est libre, s’il entre dans notre cahier des charges, on le prend… Pour l’instant, difficile de faire la fine bouche… On adapte notre dessin à cet espace. Au Chili, par exemple, nous avons tracé un homme recroquevillé sur un toit, en plein Santiago, siège de The Clinic, un journal qui est un peu un équivalent de Charlie Hebdo et qui gère un lieu culturel. Ils adoraient ce qu’on faisait, ils nous ont proposé leur toit… Pourquoi avoir délaissé l’affichage, avec lequel vous vous étiez fait connaître ? E. La technique s’est beaucoup développée, avec tout et n’importe quoi, et les gens ne le regardent plus de la même façon. Avant, rencontrer un collage était une vraie surprise. Aujourd’hui, c’est un peu jeté au hasard des rues sans véritable choix, comme des stickers, et le public n’a plus le même rapport avec ça. Ça résonne moins juste. Quand on le faisait, il y avait la volonté d’être éphémère. Comme on produisait beaucoup en réaction au moment présent, c’était trop spontané et furtif pour mériter de rester des années sur un mur. Il ne fallait pas laisser aux gens le temps d’en avoir marre.
E. Non, j’ai toujours peur qu’en peignant sur les murs les gens soient lassés, comme on peut être lassé d’une fresque sur un HLM au bout de dix ans… C’est un problème de poser sur un mur. À Saint-Étienne, un des seuls trucs à même le mur que nous ayons fait a trois ans. On avait accepté parce que c’était dans une friche qui devait être réhabilitée. Mais le mur est finalement toujours là et je trouve qu’il a mal vieilli. Ce n’est pas bon que quelque chose reste trop longtemps. Les gens s’habituent, et ce n’est pas bien qu’une image lasse… Vous trimballez une famille de personnages, comme les vieux qui sont des silhouettes récurrentes dans votre travail… P. Avec un vieux, tu peux te permettre beaucoup plus de choses, de parler de sujets tendus… Comme s’ils avaient tout vécu et n’avaient plus peur de rien, on peut leur faire accomplir des actions qu’on n’oserait pas soi-même. Ils sont aussi plus mystérieux, parce qu’ils ont vécu des choses qu’ils ne vont pas forcément raconter… E. Ils sont aussi très beaux, et on ne leur fait pas assez de place. Physiquement, ils sont devenus plus fragiles que tout le monde, et en même temps ils savent beaucoup de choses… C’est une forme de narration cachée, comme si l’image faisait partie d’une histoire invisible ? E. Il y a quasiment toujours un rapport à la narration dans ce que nous faisons, même si nous ne connaissons pas l’image qui précède ni celle qui va suivre. L’image contient toujours un avant et un après. Dans les livres, on les a développées, comme si on leur donnait un futur et un passé. Il y a aussi tout un bestiaire poétique chez vous… E. C’est comme si la nature était quelque chose de beaucoup plus grand et fort que le personnage. Ces êtres sont presque comme des dieux : plus puissants, plus sereins, pas du tout embarrassés par la personne humaine. Ce sont des présences apaisées et qui peuvent en même temps être menaçantes, plus grandes que nous. J’aime le rapport à l’apesanteur. Comme le grand et le minuscule, ce sont des problématiques qui me touchent. J’aime beaucoup Ron Mueck, sa relation au disproportionné, à un vertige qui déstabilise. L’attention accordée au trait occupe une grande place dans votre travail… J’adore Alechinsky depuis que je suis enfant. Chaque fois que je vois son travail, cela me met un coup, car il y a tellement de vie dans son trait ! C’est une forme d’abstraction qui est encore plus vivante que quelque chose de figuratif. Certains de vos tracés à l’encre évoquent l’art japonais, le pays de vos origines, Petr… Cela vous a influencés ? P. En fait, Ella était fan du Japon, ce qui a été un gros coup de chance quand on s’est rencontré ! (Éclats de rire) Mes parents ne m’ont jamais forcé à dessiner à l’encre, mais c’est sûr, le trait noir à l’encre a un rapport direct avec mes origines. Je l’ai d’abord fait au pinceau avec des bombes vidées. E. Je le faisais avant de te rencontrer, et c’est quand tu m’as rencontrée que tu t’es mis à le faire. C’est rigolo… P. On cherchait toujours des techniques qui se différencient de ce qui se faisait dans la rue. À Paris, quand on ne faisait que du collage, les gens voyaient que c’était une pièce unique, et ça se retrouvait rapidement sur Internet. Maintenant, on voit qu’il faut passer à autre chose, grandir avec son temps et sa technologie. E. On développe un genre d’éventail qui nous permet de beaucoup plus s’adapter à une circonstance. Si on nous donne carte blanche à tel ou tel endroit, on a plusieurs outils à disposition qui vont faire qu’on va pouvoir trouver celui qui résonne au mieux avec l’espace. Aujourd’hui, si on colle une affiche, c’est vraiment que ça appelait une affiche et pas autre chose. Être autodidactes vous a permis cette liberté-là ? E. Oui, je pense qu’on a pu garder une grande liberté du fait qu’on n’ait pas eu un rapport scolaire à la technique du dessin. P. Je n’ai jamais aimé les contraintes imposées, même à l’école. Je suis entré aux Beaux-Arts à Saint-Étienne et je n’y suis pas resté. On s’est préservé, et on aime bien chercher la petite bête ailleurs. Par exemple, c’est très à la mode de peindre à l’extincteur, et du coup ça nous a intéressés. Mais plutôt que de poser un tag en sauvages, on a loué une nacelle et on a fait un personnage en énormes traits de gamin. Les gens sont surpris. Du coup, l’utilisation de l’extincteur est différente de celle d’un Kidult, par exemple, qui déboîte une vitrine avec ça. Ce n’est pas du tout la même démarche… E. Ça déstabilise le spectateur. Quelqu’un qui serait complètement hostile au graffiti, quand il voit ça, ne sait plus trop quoi en penser. Parce que c’est une vraie image qu’on leur propose, cela change leur point de vue par rapport au graffiti vandale, qui lui est complètement inaccessible. Nous avons cette place charnière : puisqu’on a des personnages et un univers qui les touchent, nous les amenons vers des choses moins compréhensibles, qu’ils regarderont de manière moins malveillante. Coller des cadres sur les murs et demander aux passants de vous envoyer les photos qu’ils prenaient devant, c’était aussi une façon d’embarquer les gens dans vos histoires ? E. Complètement ! À la base, l’idée était surtout de dresser un portrait d’une population à un moment donné. Mais ça s’est étiré. Nous, quand on est amené à les regarder, elles nous donnent l’impression que les gens sont ensemble, fédérés. Il y a quelque chose de doux, parce qu’on ne voit que des gens qui jouent le jeu… Un documentaire vient de vous être consacré, Baiser d’encre, par Françoise Romand. Pour vous qui aimez parfois vous mettre en scène de manière ludique dans vos dessins, vous laissez filmer a été naturel ? E. Ça s’est fait lentement. Françoise Romand avait fait un documentaire sur un homme qui changeait de sexe à 50 ans dans une famille très catho au fond de la Normandie. À cette période, on travaillait beaucoup sur l’homme qui donne le sein à l’enfant. Et ma marraine, qui connaissait Françoise, a organisé notre rencontre. Le dialogue s’est enclenché avant la caméra, d’ailleurs très discrète, et de fil en aiguille elle s’est mise à poser sa caméra. P. Ella vient du théâtre et du cirque, c’était assez naturel. Et c’est vrai qu’on aime bien faire des blagues avec notre personne, pas seulement notre dessin. E. Un peu comme des enfants qui jouent à se mettre en scène… Dans le film, on voit des extraits d’une petite performance, une carte blanche qu’on nous avait proposée dans un théâtre. C’était l’occasion de jouer le vrai jeu de se mettre en scène. De nous-mêmes, on va plutôt vers le dessin… P. On a envie de recommencer, mais ça viendra quand ça viendra, parce que nous avons beaucoup de choses à accomplir avant. Souvent, on note des idées sous forme de spectacle, mais il faut que ça mûrisse… Propos recueillis par Sophie Pujas Ella + Pitr, solo show, jusqu’au 14 février, galerie Le Feuvre, 164 rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. [Visuels © Galerie Le Feuvre] |
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