Yves Jeuland : Un documentariste au cœur du Monde
Les Gens du Monde De Yves Jeuland Avec Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin, Nabil Wakim, Arnaud Leparmentier, Thomas Wieder, David Revault d’Allonnes, Caroline Monnot et Didier Pourquery Durée : 82 min. |
Nommé en sélection officielle au festival de Cannes, en catégorie Séance Spéciale, Les Gens du Monde est un réjouissant documentaire sur la fabrique de l’information. Parfois à la lisière de la fiction, jamais artificiel, le film plonge le spectateur dans les arcanes de la réflexion journalistique, posant beaucoup de questions. Nous en avons posé quelques-unes à son réalisateur, Yves Jeuland.
On sépare souvent « documentaire » et « documentaire de création », comme s’il existait une distinction entre une forme de documentaire parfaitement objectif et un autre qui assumerait davantage sa part de fiction… Qu’en pensez-vous ? Yves Jeuland : Je pense que la subjectivité est l’une des caractéristiques premières du documentaire. Beaucoup de reportages diffusés à la télévision ont tendance à vouloir s’enregistrer abusivement comme documentaires. Peut-être donc qu’il a fallu créer une catégorie supplémentaire à part, d’où l’invention des termes de « documentaire de création ». Mais pour ma part, je suis réalisateur de documentaire. Point. Mais où place-t-on la barre de la subjectivité ? C’est discutable. Je considère en tous cas qu’elle ne doit pas trop s’exprimer. Il ne faut pas la surligner. Pour moi, c’est la différence entre cinéma engagé et cinéma militant. On peut revendiquer une subjectivité, un engagement, un parti pris sans forcément tomber dans la démonstration. Aucun genre n’est supérieur à l’autre, chacun son rôle. Mais de mon point de vue, pour qu’il y ait un intérêt cinématographique ou formel au film, pour que le film laisse une certaine liberté au spectateur, il faut une certaine distance dans le documentaire. La distance entre le filmeur et le filmé, mais aussi la distance entre le film et le spectateur. J’aime bien que le spectateur parte avec davantage de questions que de réponses. Je n’aime pas que l’on assène des vérités ni que l’on essaie absolument de faire rentrer le film dans des cases pré-définies, pré-jugées.
Ce débat sur l’objectivité et la subjectivité existe aussi dans le journalisme. De ce point de vue, il est particulièrement intéressant de voir se tenir certains débats à la rédaction. Y assister a-t-il amené chez vous des réflexions quant à votre propre position et votre statut en tant que documentariste ? Yves Jeuland : Ce qui m’a intéressé dans ces débats, c’était surtout leur mécanique, le plaisir de l’échange… Mais est-ce que ça a eu des échos en moi ? Lors de ces prises de parole, il m’est arrivé d’être d’accord avec des points de vue opposés. Ça m’a passionné de voir que les arguments des uns et des autres se défendaient vraiment. Il y a normalement un devoir d’objectivité chez le journaliste, et dirais-je un devoir de subjectivité chez le réalisateur de documentaire Un journal prend position dans son éditorial. Dans mes films, cette subjectivité existe aussi. Sauf que je préfère que ce soit suggéré plutôt que démontré. Je favorise un certain impressionnisme pour que les spectateurs restent libres de se faire leur propre opinion. Je pense d’ailleurs que Le Monde est lu par des personnes avec des positions très diverses. Bien plus que Libération ou Le Figaro, dont le lectorat est sans doute plus monocolore, plus univoque…
Dans le cinéma documentaire, il arrive que la forme soit sacrifiée au profit du fond. Dans Les Gens du Monde au contraire, l’esthétique est particulièrement soignée, parfois proche de celle de la fiction, si bien qu’on a parfois du mal à imaginer que vous ayez travaillé seul… La fiction ne vous a jamais tentée ? Yves Jeuland : Non la fiction ne m’a jamais tentée, je n’ai pas ce goût. Elle m’attire énormément en tant que spectateur, mais pas comme réalisateur, d’abord justement parce que je prends un certain plaisir à tourner seul. Mais Les Gens du Monde est loin d’être mon meilleur film pour ce qui est de la qualité de l’image. Pourtant, je n’ai gardé que ce qui était gardable. Si j’entends une parole qui me plait énormément lorsque le cadre bouge, eh bien je n’utilise pas le plan, parce que pour moi, la forme est aussi importante que le fond. Elle raconte quelque chose. Mais sur le plan formel, je pense que le film que j’ai fait sur Georges Frêche*, ou celui que je prépare actuellement au conservatoire d’art dramatique sont de factures plus cinématographiques. Peut-être aussi parce que les lieux s’y prêtent davantage. L’intérieur du journal Le Monde, ça pourrait aussi bien être une compagnie d’assurance avec ces éclairages au néon, ce bâtiment gris.
Vous dites avoir eu beaucoup de mal à filmer le « Factcheckistan »** parce qu’il fonctionnait en communication non-verbale, que c’était très solitaire, pas très cinégénique. Pourtant, un film de fiction le montre très bien, ce lent travail de vérification de l’information… Il s’agit des Hommes du Président***. Pourquoi n’était-ce pas possible pour vous ? La fiction peut-elle des choses que ne peut pas le documentaire ? Yves Jeuland : Bien sûr, la différence est qu’il y avait des dialogues et des acteurs ! Si les gens du Factcheckistan étaient sortis du Conservatoire d’Art Dramatique et que je leur avais donné un dialogue, j’aurais fait des trucs supers ! Les dialoguistes et les scénaristes passent leur temps à essayer d’exprimer, de montrer des choses qui ne sont normalement pas du tout dans le registre du filmable donc ils se débrouillent ; ils emploient des astuces. Moi la seule astuce que j’ai utilisée, c’est de passer deux ou trois coups de fil, et encore une fois sans aucune volonté de tricher. A quelques reprises, je me suis retrouvé de l’autre côté d’un téléphone à poser des questions, plutôt que de filmer des interviews frontales. Et puis évidemment, j’avais de bons interprètes dans mon film mais ils n’étaient pas payés et ne s’appelaient pas Dustin Hoffman et Robert Redford…
Justement, j’aimerais que vous reveniez sur ce procédé des téléphones… Yves Jeuland : C’est une astuce que j’ai utilisée. Je ne sais pas si je le referai à l’occasion, mais j’avais eu la chance de capter par hasard une interview téléphonique d’Ariane Chemin. Comme j’avais besoin d’informations sur d’autres personnages du film pour ma narration, j’ai décidé d’employer le même procédé. Je ne voulais surtout pas sortir les journalistes de leur cadre de travail, filmer des regards caméras, des interviews posées… Pour moi ces procédés relèvent plutôt de l’écriture télévisuelle. Donc j’ai essayé un dispositif, pour avoir un équivalent de cette interview d’Ariane avec d’autres personnages du film. J’en avais filmé plusieurs mais je n’en ai gardé que trois : Didier Pourquery, Arnaud Le Parmentier et Caroline Monnot. Je n’ai finalement conservé qu’une très petite partie de ces trois entretiens. C’était une manière de rajouter des choses sans sortir de l’histoire. Il y a des gens que le procédé dérange ; d’autres qui ne s’en aperçoivent absolument pas. Mais le but n’était pas de travestir la réalité et donc ça ne m’a posé aucun problème « déontologique » de le faire. Maintenant, si j’avais pu faire autrement, peut-être que je l’aurais fait autrement. Propos recueillis par Raphaëlle Chargois * Le Président, 2010. |
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