Colombie : construire les villes d’art du futur
Colombie : construire les villes d’art du futur Le 15 juillet 2014 |
Le 15 juillet 2014
La performance historique de la Colombie, propulsée aux quarts de finale de la Coupe du Monde 2014, a surpris le monde entier. On pourrait évoquer la même surprise concernant le marché de l’art local qui attire de plus en plus de curateurs et de vendeurs internationaux. Les perceptions précédentes d’un pays tourmenté par les conflits politiques, la guérilla et les trafics de drogue, sont doucement mais sûrement en train de se dissiper pour révéler un pays débordant d’activité culturelle. La scène culturelle colombienne ouvre le débat sur ce qui a amené ce pays au premier plan artistique et amène à se demander si elle a le potentiel de devenir un centre névralgique de l’art de demain. Colombie : le prochain gros joueur ? Le monde de l’art contemporain est devenu international, et au-delà de ça, décentralisé. Suivant le récent élan de l’art qui a permis de transformer la Chine et le Brésil en centres névralgiques de l’art, la question posée aujourd’hui par les professionnels de l’art est : qui sera le suivant ? Comparant la Colombie avec des capitales de l’art établies, María Wills Londoño (conservatrice au Museo de Arte del Banco de la República, Bogotá) a déclaré à AMA : « Ces dernières années, les problèmes politiques et sociaux auxquels notre pays a fait face — les trafics de drogue et les clichés de notre quotidien — autant que les commentaires sur l’art et ses procédés, ont généré des travaux très intéressants qui sont poignants, intelligents, poétiques et parfois même cyniques. Tout cela attire l’attention d’importants curateurs, d’institutions et d’événements internationaux. L’art, déplacé de ses centres économiques, qui sont New York, Londres et maintenant Hong Kong, a été décentralisé ; et ce sont souvent des endroits éloignés que viennent les choses les plus intéressantes. Aujourd’hui le centre est partout. » La Colombie — un pays qui change autant sur la richesse que sur l’harmonie sociale et politique — est un centre aussi bon que les autres : ce qui le distingue néanmoins, c’est la nature organique dans laquelle elle a pu se développer, sans aucune pression extérieure exercée sur le marché de l’art. Pendant de nombreuses années, ce qui s’est présenté en Colombie dans le milieu culturel était largement aliéné par le courant dominant du marché de l’art. À part Fernando Botero — certainement l’artiste le plus reconnu d’Amérique latine — beaucoup de générations d’artistes colombiens sont passés inaperçus. Toutefois, avec des négociations de paix en cours et une politique moins versatile, ces dernières années, la Colombie est devenue une destination convoitée pour les vendeurs internationaux, les curateurs et les institutions à la recherche du prochain gros succès. Les institutions européennes et américaines ont placé de manière considérable l’Amérique latine sur les feux de la rampe, donnant aux artistes colombiens un rôle central. Le Centre International de la Photographie à New York, la Saatchi Gallery à Londres et le Jeu de Paume à Paris sont quelques-unes des institutions à montrer en ce moment les travaux d’artistes colombiens, comme Oscar Murillo, Oscar Muñoz, Fernell Franco ou encore Rafael Gómezbarros, entre autres. Bogotá : une ville artistique du futur Le récent livre de Phaidon, Art Cities of the Future: 21st Century Avant-Gardes, suggère qu’il est temps d’oublier New York, Londres et Paris et révèle les douze villes à surveiller en matière d’art contemporain : Beyrouth, Bogotá, Cluj, Delhi, Istanbul, Johannesburg, Lagos, San Juan, São Paulo, Séoul, Singapour et Vancouver. Bogotá, la capitale colombienne, est certainement le lieu de résidence de nombreux artistes contemporains intéressants : des sculptures fantomatiques de Doris Salcedo aux innovations architecturales de Gabriel Sierra, le paysage artistique est rempli de talent et d’énergie créative. Alors que dans les années 80 et 90, de nombreux artistes colombiens ont été obligés de quitter le pays pour avoir une meilleure éducation, aujourd’hui, l’influence de l’art s’étend, et en conséquences, de plus en plus d’artistes restent sur le territoire. La vie à bas prix est un facteur important pour que les artistes puissent vivre en Colombie. Avec les récentes fermetures de nombreuses galeries prestigieuses de New York à cause de leurs prix abusifs, on peut dire que le futur réside dans le modèle de Berlin : une direction par des artistes, en opposition aux directions par des collectionneurs, qui se concentrerait sur l’accessibilité de l’art. Bogotá a commencé à adopter ce modèle : la présence de curateurs pionniers et d’historiens de l’art en Colombie comme José Roca (curateur adjoint du Latin American Art à la Tate de Londres) et Juan Andres Gaitan (curateur de la Biennale d’art contemporain de Berlin de 2013), a autorisé plus de mobilité, pour ne pas mentionner la visibilité dans la capitale du pays pour des artistes. Un passé violent : tradition et transition « Ce qui importe dans la vie n’est pas ce qui t’arrive, mais ce dont tu te rappelles et comment tu te le rappelles », a écrit Gabriel García Márquez, journaliste et écrivain colombien. Le travail de nombreux artistes contemporains colombiens révèle une détermination à préserver l’histoire, refusant d’autoriser le pays à oublier son passé violent. Parmi ces artistes, Doris Salcedo — une des premières artistes contemporaines colombiennes à avoir gagné une reconnaissance internationale. Commissionnée pour produire une installation pour le Turbine Hall du Tate Modern de Londres en 2007, elle a créé Shibboleth, une fissure de 167 mètres de long sur le sol du Hall, dont elle explique qu’elle représente « les frontières, l’expérience des immigrants, l’expérience de la ségrégation, l’expérience de la haine raciale… l’expérience du troisième monde venant au cœur de l’Europe. » Les peintures, affiches et installations publiques d’Antonio Caro prennent place également dans une juxtaposition intelligente d’humour et de commentaire social et politique. À la fois espiègle et incontestablement sombre dans le ton, son utilisation de matériel aux consonances politiques, comme le sel — marchandise principale pour attirer les conquistadors espagnols dans les montagnes colombiennes — pousse le pays à sortir de son apathie pour faire face à ses injustices. Par exemple, son célèbre détournement du logo de Coca-Cola pour lire « Colombia », est une référence à la seule compagnie – dont la recette est peut-être la mieux gardée d’Amérique – autorisée légalement à importer du Coca aux États-Unis. Comme beaucoup d’autres pays d’Amérique Latine, le passé colombien ouvre une fenêtre sur le présent et son art a le pouvoir de refléter cette possibilité. Cependant, il existe une frontière mince entre le fait de reconnaître la créativité comme moyen d’engagement socio-politique, et le fait de réduire cette créativité uniquement à ça. Pour la même raison que certains artistes tendent à provoquer et cimenter une inéluctabilité d’un passé violent, d’autres renversent le procédé en cassant toutes les frontières pour se dissocier de leur passé sombre. Gabriel Sierra est un de ces artistes dont le travail part d’une observation et de situations quotidiennes. Bien que profondément enracinées dans la culture populaire et les croyances colombiennes — elles-mêmes sous-produites — ses créations sont moins influencées par le passé violent et plus centrées sur la vie du spectateur à travers l’utilisation du quotidien. Une châsse aux trésors Cet intérêt international a indéniablement été suscité par la richesse des institutions artistiques ouvertes en Colombie ces dernières années. Il y a une soixantaine de musées et un nombre égal de galeries à Bogotá, au moins 40 d’entre elles ont ouvert pendant les sept ou huit dernières années. Précédemment, rassembler des œuvres d’art était une profession peu enviée, cela posait plutôt un problème : le blanchiment d’argent et la contrefaçon comptaient parmi les effets indésirables du métier. Aujourd’hui, à l’opposé, les galeries avec des infrastructures à financements privés sont en hausse, tenues en majorité par Catalina Cases — directrice de la Casas Riegner gallery — qui expose Gabriel Sierra, Mateo López, María Fernanda Plata et Antonio Caro. Le développement le plus intéressant sur la scène de l’art colombien est la diversité d’espaces artistiques qui ouvrent à travers différentes villes : FLORA ars+natura (Bogotá), fondé et dirigé par José Roca ; Casa Tres Patios (Medellín), Lugar a Dudas (Cali). Par des artistes pour les artistes, « ils sont le futur », selon Mateo López, qui évoque sa capacité à créer de la synergie sans attendre de financement de l’État. La récolte des talents locaux : l’étape suivante En plus de la présence d’institutions dynamiques et d’une base solide de collectionneurs, le rôle des écoles d’art dans la découverte d’une communauté de talents est indéniablement un facteur majeur dans le développement de n’importe quelle ville. Même si la Colombie fait parler d’elle, si le pays veut vraiment se placer sur le plan artistique, il lui faudra plus que des talents — bien que nombreux. L’intérêt des créateurs internationaux est prometteur, mais il faut mettre en avant la sauvegarde des artistes colombiens qui continueront d’aller dans les centres d’art établis qui répondent, eux, aux prérequis de l’industrie avec un système éducatif prestigieux. Occuper la scène internationale : les foires d’art et au-delà Le succès de l’art contemporain dépend — pas seulement du niveau du travail — mais de sa visibilité au niveau international et local. Les foires d’art jouent un rôle majeur pour encourager un public engagé et intéressé ; chose que la Colombie a prise en compte. La foire internationale de Bogotá — ArtBo — se tient chaque année en octobre et attire de plus en plus de monde. Saluée par certains comme la meilleure foire d’Amérique latine, elle se concentre sur les talents émergents à travers différentes disciplines. Son édition 2014 se tient du 23 au 27 octobre et fêtera les dix ans de la foire avec 65 galeries représentées venues de 25 pays. Bogotá n’est pas la seule ville à mettre en avant le pays sur la scène artistique. The International Biennial of Contemporary Art of Cartagena de Indias (BIACI) — première biennale de Colombie — a eu lieu entre février et avril 2014. Rassemblant 137 artistes, dont 37 Colombiens, de 47 pays, elle a accueilli des artistes internationaux comme Sheila Hicks, Mickalene Thomas, Yoko Ono, Nick Cave, Yinka Shonibare, Candida Höfer, Kristin Oppenheim and Leo Villareal. Cartagena a recensé 120.000 visiteurs qui se sont vu proposé un parcours avec des forums de discussions. Le programme a permis à plus de 20.000 écoliers d’avoir une visite guidée de la foire. Dans une tentative d’égalité, 12 ateliers étaient tenus par des enfants de quartiers défavorisés. La présence de protagonistes locaux et internationaux a permis de faire naître un esprit de découverte. Cette concentration sur le fait d’entretenir une scène locale vivante est loin de signifier une absence de présence internationale. En 2015, ARCOmadrid accueille la Colombie en tant qu’invitée d’honneur pour la 34e édition de la foire internationale d’art contemporain. Le directeur de la foire, Carlos Urroz, affirme que « l’art colombien est à un stade intéressant », la Colombie étant le troisième pays d’Amérique latine à être invité d’honneur après le Mexique et le Brésil. Alors que le monde intensifie ses recherches de dynamisme et de nouveauté, la Colombie a pris sa place sur la scène internationale, tout comme ses artistes. Alors que, jusqu’à maintenant, l’art était dicté par une population d’Europe centrale, il est clair que d’autres écosystèmes artistiques intéressants commencent à voir le jour et à prospérer à travers le monde — la Colombie étant l’un d’entre eux. Avec une offre importante de perspectives jeunes et méconnues, il semble que seule la surface de son potentiel ait été découverte. Le pays est en phase de devenir le prochain centre artistique à suivre, et — avec les mots de l’artiste colombienne María Fernanda Cardoso — « C’est clairement un moment optimiste. » Art Media Agency |
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